jeudi 24 juillet 2008

José SARAMAGO, de "La Caverne" à "L'Autre comme moi"


Une ample composition orchestrale. Une pièce pour instrument solo. S'y engouffre le souffle de la vie.
«Se contenter de la musique de l'orchestre dans lequel on joue et de la partie de cette même musique qu'il vous revient de jouer est une erreur fort répandue, surtout parmi ceux qui ne sont pas musiciens.»



Traiter au même moment du dernier et de l'avant-dernier roman du Prix Nobel de littérature 1998 (
Pérégrinations portugaises dont la traduction tardive a paru entre les deux ne relève pas du genre romanesque) permet tout d'abord de signaler ce qui ne l'a pas été ici il y a trois ans, à savoir que La Caverne est un grand roman, et par ailleurs de mettre les deux oeuvres en perspective, ce qui éclairera peut-être de façon plus précise l'étrange récit de L'Autre comme moi.

Etrange récit en effet, et totalement improbable, que l'histoire de ces deux personnages au physique inimaginablement identique; l'un est un terne professeur d'histoire, l'autre un pâle acteur jouant les seconds rôles dans des films de série B. On n'y croit pas. Pas plus, faut-il dire, qu'on ne croit aux situations génialement tramées par Hitchcock, et pourtant...! C'est à ce dernier, pourquoi pas, que fait penser le plaisir qu'on éprouve quand la force d'un infime détail inattendu fait tout basculer au moment du dénouement.

L'histoire qui nous était contée dans
La Caverne, la mésaventure d'un vieux potier dont la production ne répond plus aux critères de spécialistes en marketing, était tellement plus vraisemblable, son petit air écolo la rendait sympathique, même si on a un peu l'impression de perdre pied vers la fin, quand des éléments moins nettement réalistes, moins «crédibles», viennent troubler l'illusion d'avoir affaire à une fable altermondialiste. Les deux romans laissent deux impressions fort différentes; on pourra préférer l'une à l'autre, ou bien constater qu'à travers une même écriture superbe, une même vigueur dans l'imagination et dans l'architecture narrative, une même virtuosité dans ces dialogues en vrac devenus la marque de Saramago, il s'agit de deux façons inverses de dire ce qu'il peut y avoir de paradoxal dans l'humain. Un texte le fait en positif, en relief, l'autre en creux, en négatif.

Lorsque Cipriano Algor apprend qu'on refuse désormais la vaisselle qu'il livre à un Hyper-Méga Centre Commercial, véritable ville dans une ville dont il ronge comme un cancer le tissu urbain, il propose une autre marchandise, des figurines en terre cuite. Dans ce détail s'enracine le développement d'un des plus beaux thèmes du roman, celui du dieu potier, ou du potier démiurge: «On raconte qu'en des temps très anciens un dieu décida de modeler un homme avec l'argile de la terre qu'il avait préalablement créée, puis, pour lui donner respiration et vie, il souffla dans ses narines. (...) Certes, depuis lors, personne n'a plus jamais revu ledit dieu, mais il nous a laissé ce qui est peut-être le meilleur de lui-même, le souffle, le vent, la brise, le zéphyr, qui entrent dans les narines des six figurines d'argile que Cipriano Algor et sa fille viennent de poser sur une des planches de séchage» (pp.180-181), six moules qui engendreront des centaines de statuettes, toute une petite humanité. La gestation en aura été lente, sous la braise enfouie dans la terre, une nuit entière au cours de laquelle, par le biais d'un rêve, le motif du four amorce celui de la caverne platonicienne dans des pages magistrales où l'artisan se voit en songe à l'intérieur d'un nouveau four: «Il tenta une nouvelle fois de tourner la tête, mais son cou ne lui obéit pas, Je suis comme une statue de pierre assise sur un banc de pierre qui regarde un mur de pierre, pensa-t-il (...) Au même instant, l'ombre de son beau-fils apparut de nouveau sur le mur, Je vous apporte la bonne nouvelle que nous attendions, dit sa voix, je suis enfin promu au poste de garde résident, ce n'est plus la peine de continuer la fabrication» (p.193). Cette promotion vaut au jeune ménage un logement à l'intérieur du Centre et le père part, comme en exil, habiter avec eux dans le Centre tentaculaire et monstrueux. Il passe ses journées à l'explorer: tout y est factice, l'illusoire y règne, les entrailles du Centre se révèlent le lieu de la nuit, de la cendre, de la mort. Une prison. Le mythe de la caverne, qu'on n'en finit pas de pouvoir réinventer, projettera lumière et liberté sur la fin d'un roman dont on n'a pas encore dit qu'il compte un des plus importants personnages de chien de la littérature, qui achève de cimenter les rapports entre les humains. Un chien qui s'appelle Trouvé, parce qu'il était perdu.

Si une figure mythologique devait être évoquée à propos de
L'Autre comme moi, peut-être serait-ce celle de Narcisse? Peut-être, pour la stérilité et la solitude qui la marquent. Dans une ville de cinq millions d'habitants, encombré du prénom anachronique de Tertuliano, un professeur d'histoire dans une vague école secondaire mène une vie grise et sèche. Il se souvient à peine de la femme dont il est divorcé, poursuit par habitude une liaison qui l'indiffère et a de lointains et distants contacts téléphoniques avec sa mère. Après la vision d'un film médiocre loué en vidéocassette, quelque chose le trouble et il découvre en l'un des personnages son sosie parfait; il entreprend alors de rencontrer cet acteur inconnu dont il pourra vérifier qu'il est son double à un degré stupéfiant. II use pour cela de demi-mensonges, de petits subterfuges dont certains se retourneront comme un piège et déclencheront un dénouement tragique, qu'on ne dévoilera pas car l'histoire est menée comme un thriller.
Reste que la question de son sens est troublante, jusqu'à ce dénouement et ses suites inattendues. Et quand on croit que c'est fini, eh bien non...
S'agit-il d'une réflexion sur le clonage, sujet d'actualité tant controversé? Plusieurs le penseront, ou l'ont pensé. Mais l'auteur, invité à Milan pour la sortie de la traduction italienne, s'est exprimé très clairement: «Le thème du livre n'est pas le clonage. On n'y penserait pas si la question n'était pas tellement débattue à l'heure actuelle. Ma préoccupation fondamentale est, plus classiquement: qui est l'Autre? Cela était évident dans un roman précédent,
Tous les noms. Et une autre question vient la compléter: Qui suis-je?».

Le double se présente au personnage central comme une
image, dans une vidéo qui est elle-même la copie d'un film, sous les traits d'un comédien dissimulé derrière un pseudonyme. Le titre retenu pour la version française rend moins bien que le titre original O homen duplicado cette situation où l'un (mais lequel?) est littéralement un duplicata de l'autre, sa réplique.
A la dernière page une ligne risque de ne pas retenir l'attention: «Je ne crois pas à l'impossible». Le style de Saramago est ainsi fait: il abonde en détails parfois très menus, ses dialogues peuvent être tissés de phrases attendues selon les circonstances, mais si on saute une ligne on risque d'avoir manqué précisément le détail signifiant que rien ne distingue à première vue, de n'avoir pas entendu la phrase qui n'est prononcée ni plus haut ni plus bas que les autres mais qui peut (presque) tout éclairer.
Dans
La Caverne ce sont deux mots passés quasi inaperçus et repris une dizaine de pages plus loin: «Isaura Madruga n'est pas particulièrement versée en histoire ancienne et en inventions mythologiques, mais elle n'eut besoin que de deux mots simples pour comprendre l'essentiel. Bien que nous les connaissions déjà, nous n'avons rien à perdre à les écrire une nouvelle fois, C'était nous.» (p.341).
Dans
L'Autre comme moi, la phrase apparemment banale sur l'impossible remet tout en place ─ s'il est trop tard pour les personnages, c'est le moment pour les lecteurs. La situation à laquelle aboutit l'histoire n'est pas seulement tragique, c'est littéralement une situation impossible, elle est inextricable, chaotique au sens premier du mot «chaos», qui désigne l'indifférencié.
Voilà: l'histoire qui nous a été racontée est une histoire impossible. «Mes livres ne décrivent pas la réalité, expliquait l'auteur à cette conférence de presse, parce que le rôle de l'écrivain est de provoquer le lecteur, de stimuler chez lui la réflexion. Et l'impossibilité est une provocation». Deux questions, disait Saramago (à moins que ce ne soient les deux faces de la même) : qui est l'autre? qui suis-je? Mais comment serait-il possible à l'autre d'être ce qu'il est, c'est-à-dire «autre», s'il est «comme moi»?

Infiniment moins médiatisé, diablement plus urgent et vraisemblablement plus quotidien que celui du clonage, c'est du problème de la dépersonnalisation que traite ce roman; le thème était déjà là dans le précédent en arrière-plan, en tant que risque, que menace. Poussant le trait avec davantage d'acuité et beaucoup d'ironie, dessinant le vide, si on peut dire, de ce dont regorgeait
La Caverne, le texte crée un appel d'air. La vie peut, pourrait encore s'y engouffrer. C'est d'ailleurs quand la méprise et la confusion sont à leur comble que des mots et des gestes esquissent le pardon et la rencontre: un homme et une femme «presque réunis, à l'orée du temps» (p.281). Paradoxalement, quelque chose de vrai émerge pour un moment au sein et à la faveur de l'imposture. Ne fallait-il pas que le chien de Cipriano soit perdu pour s'appeler Trouvé?

Pour aborder les histoires et les personnages de Saramago, entrer dans l'épaisseur d'humanité qu'ils transmettent, mieux vaut ne pas les considérer comme des romans psychologiques. Plus que des individus, l'auteur met en scène des situations et ce sont pour la plupart des allégories, des façons de dire les choses à travers la narration d'autres choses ─ une narration construite si solidement qu'on s'y laisse prendre et qu'on n'a pas immédiatement envie de voir au-delà.
Depuis des siècles le thème du double a fasciné des auteurs: Plaute, Poe, Maupassant... Développé par Saramago, il atteint une dimension qui dépasse le rapport problématique au moi pour s'élargir à la question du rapport au temps et au monde.


Claire Papageorgiadis

José SARAMAGO
La Caverne
Paris, Seuil, 2002
Traduit du portugais par G. Leibrich
Roman, 347 pages

L'Autre comme moi
Paris, Seuil, 2005
Traduit du portugais par G. Leibrich
Roman, 283 pages
(publié dans Indications, 2005)
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