lundi 21 juillet 2008

Umberto Eco, "Six Promenades dans les bois du roman et d'ailleurs"



LES REGLES DU JEU


«Lire est un pari. On parie qu'on sera fidèle aux suggestions d'une voix qui ne nous dit pas explicitement ce qu'elle suggère.»


Pour nombre de lecteurs, le charme «indéfinissable» que dégage la lecture d'un roman qui nous «enchante», qui nous «captive», ne se verrait-il pas rompu à trop vouloir l'analyser, à le dépiauter, à en démonter les rouages? «On doit y entrer et se laisser porter par le mystère de la création. Il ne faut pas vouloir tout expliquer», paraît-il...


La saveur inimitable du Coca-Cola est, dit-on, due au mélange de certaines substances dont les magiciens d'Atlanta garderaient strictement secrètes la nature et les proportions. Umberto Eco, lui, déclare tout net ne pas se résoudre à admettre ce Coke-oriented Criticism. Ce qui ne signifie pas qu'il refuse d'«entrer» dans un roman: c'est même précisément à cela qu'il nous convie en intitulant un petit essai sur le texte narratif
Six Promenades dans les bois du roman et d'ailleurs. Mais les promenades dont il s'agit ne se font pas à l'aveuglette; la métaphore implique que le lecteur ne considère pas le texte romanesque comme son propre jardin privé où il n'a qu'à flâner capricieusement.
Eco entreprend de nous montrer en quoi la lecture d'un roman est fondamentalement une rencontre entre un auteur et son lecteur. La première de ces six promenades commence par définir cet Auteur et ce Lecteur. Nous pensions savoir de quoi il retourne, mais quelques concepts gagnent à être dès l'abord simplement et brillamment clarifiés, tels ceux de lecteur modèle et d'auteur modèle, un couple qui était déjà au centre de
Lector in fabula (1985); le terme «modèle» n'est pas à prendre dans le sens d'«idéal», d'«exemplaire», il désigne une autre attitude face au texte que celle que nous avons tous à un moment donné en tant que lecteurs «empiriques». Une véritable forme de collaboration s'instaure entre ces deux entités qui se définissent l'une par l'autre et se construisent réciproquement. La voix de l'auteur modèle établit la stratégie narrative, définit les règles du jeu que déchiffre et auxquelles adhère le lecteur modèle, dont le plaisir est d'autant plus intense qu'il comprend et partage la manoeuvre.


Le jeu, dans un roman, consiste à raconter une histoire ── chacun le sait. Chacun sait aussi ce qu'il reste du
Procès ou de Crime et châtiment si on les raconte en style de faits divers. A quoi cela tient-il? Par des exemples lumineux et parfois désopilants, Eco explique en quelques paragraphes ce qui distingue fabula et intrigue, il éclaire des termes comme prolepse et analepse; son talent fait que ces concepts perdent vite ce que leur caractère scientifique pourrait avoir d'aride ou de fastidieux pour le non spécialiste et apparaissent pour ce qu'ils sont, à savoir des notions aussi utilisables mais plus précises que d'autres pour pénétrer le mystère d'un texte enchanteur comme le roman de Nerval, Sylvie, qui illustre son propos et qu'il ne se lasse pas de relire. Les rapports entre l'intrigue et la fabula sont ce qui donne à cette oeuvre son climat étrange; c'est l'alternance dans les mouvements du regard en arrière ou en avant qui y crée un effet de brume et qui confère au texte une puissance un peu magique. Travaillant sur une sorte de partition musicale, Nerval impose une cadence au lecteur. Que cela soit construit lucidement ou non n'est pas la question. Les lois d'un étonnant mécanisme narratif sont là, et elles fonctionnent: «Sylvie vous oblige à ralentir». Et heureusement, «dès que vous ralentissez, vous oubliez la clé, le fil d'Ariane grâce auxquels vous aviez pénétré le texte. Vous vous égarez à nouveau dans le bois de Loisy» (p. 50)... Comprendre que cette atmosphère imprécise n'est pas dans les mots mais dans ce qu'il y a entre les mots, connaître la «grille» de la composition, n'entrave donc nullement le bonheur, à la relecture, de sentir le charme opérer comme si c'était la première fois. Cela le consolide.


Si dans un tel roman, temps, rêve et mémoire en viennent à se confondre pour les délices du lecteur, le problème se posera le plus souvent en termes de rapports à démêler entre le monde réel où nous vivons et l'histoire imaginaire que nous lisons. L'univers où s'inscrit une histoire inventée est toujours, même si c'est en proportions variables, un monde vraisemblable ── semblable-au-vrai ──, si bien qu'on nous montre dans le petit village de Ry la porte dérobée par laquelle Emma Bovary partait rejoindre Rodolphe; Eco lui-même avoue être allé chercher à Dublin, comme tant d'autres, la maison où aurait habité Leopold Bloom. Mais ces sortes d'enquêtes ne sont que «des épisodes de fanatisme littéraire, un divertissement innocent, parfois émouvant, différent cependant de la lecture des textes» (p.91). C'est que, si un pacte fictionnel («Il était une fois...») lie le lecteur et l'auteur, il n'est pas toujours sûr que tous les lecteurs soient au courant de ce pacte. La confusion qui s'ensuit peut mener certains non plus à situer les éléments fictifs sur la toile de fond d'une réalité rendant plausible le monde romanesque mais bel et bien à déformer le réel pour le faire correspondre à une construction imaginaire. Cette irruption de la fiction dans la vie peut avoir des conséquences bien plus effroyables que celles d'une plaisante excursion dite littéraire. Des détails relatifs à l'existence des Templiers et autres sociétés secrètes ont ainsi engendré depuis le XIVe siècle des récits mi-historiques mi-romanesques qui, en passant par
Le Juif errant et Les Mystères de Paris, ont abouti aux Protocoles des Sages de Sion *, un texte qui un jour s'est retrouvé entre les mains de Hitler...


On mesure dès lors combien il importe de réfléchir sur la complexité des rapports entre un lecteur et une histoire, entre la fiction et la réalité, sur le mécanisme qui permet à un domaine d'empiéter sur l'autre; cette réflexion, qui est précisément la distance contestée par un lecteur préférant rester envoûté, «constitue une forme de thérapie contre tout endormissement de la raison, qui engendre des monstres» (p.150).
Que ce débordement soit possible témoigne sans doute d'un dérapage du goût profond qu'ont les hommes, depuis qu'ils habitent le grand labyrinthe du monde, de raconter ou d'entendre raconter des histoires, d'une dérive de notre aptitude à construire la vie comme un récit. «Se promener dans un monde narratif a la même fonction que le jeu pour un enfant. Les gamins jouent avec des chevaux de bois, des poupées ou des cerfs-volants, afin de se familiariser avec les lois physiques et les actions qu'ils devront un jour accomplir vraiment. De la même manière, lire un récit signifie jouer à un jeu par lequel on apprend à donner du sens à l'immensité des choses» (p.94). Quand dans ce jeu s'établit la dialectique qui instaure véritablement l'acte de lecture, en même temps qu'un bon lecteur, on devient aussi en quelque sorte un bon auteur.


Voilà, avec bien d'autres choses (peut-on reconnaître scientifiquement un film pornographique? comment faire raconter à un ordinateur la fable du Corbeau et du Renard? pourquoi est-il permis et même utile de sauter les descriptions?), tout ce que développent allègrement six petits chapitres d'une vingtaine de pages, menés avec l'entrain que leur laisse le caractère oral des conférences dont ils sont la transcription. Truffés d'anecdotes et d'exemples qui vont de Pinocchio à la guerre des Malouines, du Petit Chaperon Rouge à Andy Warhol et d'Homère à la culture problématique des olives en Gascogne, ils posent de vraies réponses face à de fausses questions («Croyez-vous que l'auteur a vraiment pensé à tout cela en écrivant?»...). Quand les choses se révèlent d'une compréhension un peu plus ardue, Eco n'hésite d'ailleurs pas à vous faire un petit dessin. Mais il (auteur modèle) attend de vous (lecteur modèle) que vous jouiez le jeu: que vous lisiez ces pages dans l'ordre, sans zapper, que vous marquiez la pause à chaque étape. Moyennant quoi, mine de rien, il vous mènera par ses sentiers de grande randonnée à un sommet où le coeur et la raison fondent d'émotion.


Claire Papageorgiadis


Umberto ECO
Six promenades dans les bois du roman et d'ailleurs
Paris, Grasset, 1996
Le Livre de poche, Biblio Essais n°4260
Traduit de l'italien par Myriem Bouzahiere
Essai, 155 pages

(publié dans
Indications)




* les commanditaires de l'ouvrage, rédigé en 1901, veulent faire croire au gouvernement du tsar Nicolas II qu'un conseil juif a élaboré un plan de domination du monde. Hitler y fait référence dans Mein Kampf et la propagande du IIIe Reich l'utilise.

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