jeudi 13 octobre 2011

On parle encore grec en Italie du Sud...


De nombreux sites consacrés à la survivance du grec encore parlé * en Calabre (grekaniko) et en Grecía salentina, dans les Pouilles (griko**), font référence aux études du linguiste allemand Gehrard ROHLFS, lequel défend la thèse d'une origine remontant à la Grande Grèce antique.


Anastasios KARANASTASIS***, dans la Γραμματική των Ελληνικών Ιδιωμάτων της Κάτω Ιταλίας, Athènes 1997 ("Grammaire des Idiomes grecs de l'Italie méridionale", ouvrage non traduit en français) observe que des éléments phonétiques et lexicologiques soutiennent la thèse d'une filiation directe avec la Grande Grèce :
 
« L'assimilation du sigma avec la consonne suivante, phénomène largement présent dans les idiomes (grecs) de l'Italie du Sud et que l'on retrouve dans les dialectes de Tsakonie et du Magne, dans les régions de l'ancien dorique, ainsi que quelques éléments lexicologiques et sémantiques antiquess (termes de la vie rurale et pastorale, noms de plantes), principalement des éléments lexicologiques doriques, permettent d'affirmer que la langue des hellénophones de l'Italie méridionale descend de celle des colons doriques de Reggio et de Tarante (VIIIe s. a.C.) et s'est maintenue dans la langue orale jusqu'aujourd'hui sans interruption. » (p.45)

Alors que d'autres chercheurs préfèrent y voir, dans une optique historique, la conséquence d'une arrivée de colons grecs à l'époque médiévale de la domination byzantine, les arguments de G.ROHLFS sont essentiellement de nature linguistique.


* Un abondant corpus de ces idiomes est examiné sur www.grecosuditalia.it : on y trouve en format web, transposées du grec en italien, la phonétique, la morphologie et la syntaxe telles que décrites par A.Karanastasis dans sa Γραμματική των Ελληνικών Ιδιωμάτων της Κάτω Ιταλίας. (La terminologie italienne reste accessible à un lecteur francophone - PDF disponible sur simple demande.)


** Sur www.glossagrika.it on peut écouter des enregistrements de dialogues en griko et/ou en lire la transcription avec, en regard, la traduction en grec moderne, en français ou en italien.

*** Sur auvuetaulu.blogspot.com voir une présentation de l'oeuvre de Karanastasis (Dictionnaire Historique et Grammaire).
 

Voici le résumé de l'Introduction de G.ROHLFS au Vocabolario dei Dialetti Salentini (1956-57) :

          GRECS et LATINS dans le SALENTO  

Les dialectes de la
Grecía salentina sont intimement liés aux dialectes italiens du Sud par d'intéressants phénomènes linguistiques qui font penser à une longue période de coexistence depuis des temps très anciens, dans une situation de symbiose linguistique entre Grecs et Latins. 


. Comme les dialectes italiens du Salento, ils ne connaissent pas le temps du futur ; avenir et présent coïncident dans une forme unique.
p.ex. "demain nous irons à Lecce" "domani andremo a Lecce"
(dial.it.) crai sciamu a Lecce - (griko) avri pame e'Luppíu 

Il se peut que la disparition de ce temps se soit propagée des dialectes méridionaux à la Grecía salentina. Mais la situation est différente en ce qui concerne d'autres phénomènes grammaticaux.

. La disparition de l'infinitif, phénomène typiquement grec, ne connaît qu'une exception, absolue : avec le verbe pouvoir, en totale concordance avec les dialectes italiens.
p.ex.« allons voir » « andiamo a vedere »
(dial. it.)
sciamu cu bbidimu – (griko) pame na torísome

« il ne sait pas écrire » « non sa scrivere »
(dial.it.)
no ssape cu scrive – (griko) en efseri na grafsi

« nous pouvons dire » « possiamo dire »
(dial.it.)
potimu dire – (griko) sònnome ipi

. Une autre concordance concerne l'expression de l'hypothèse : on n'utilise dans la protase et l'apodose que la seule forme de l'indicatif imparfait ; cette construction qui n'est ni latine ni italienne et qui ne correspond pas non plus au grec moderne nous ramène au grec ancien, au grec prébyzantin en tout cas.
p.ex. « s'il pleuvait je ne viendrais pas » « se piovesse non verrei »
(dial.it.)
ci chiuva non venia – (griko) an èvrekhe 'en èrkamo

« si j'avais faim je mangerais » - « se avessi fame mangerei »
(dial.it.)
ci tenía fame mangiava – (griko) an ikha pina ètrona

. Comme dans les dialectes italiens du Salento, il n'existe pas de forme correspondant aux adverbes de lieu atones italiens ci et vi.
p.ex . « nous y irons demain » - « ci andremo domani »
(dial.it.)
sciamu crai – (griko) epame avri

« j'y ai dormi une fois » - « vi ho dormito una volta »
(dial.it.)
aggiu durmutu nna fiata – (griko) ébblosa mia fora

. Les Grecs et les Latins du Salento utilisent de même deux conjonctions distinctes pour introduire une proposition subordonnée, là où l'italien recourt à la seule conjonction che. En grec ancien, on utilisait οτι pour exprimer une déclaration ou une opinion, ινα pour un ordre ou une intention. La même distinction s'est maintenue en grec moderne (πως,οτι/να), en griko (ka/na) et dans les dialectes italiens du Salento (ca/cu).

p.ex.« je pense qu'il pleut » « penso che piove » :
penséo ka vrekhi - (gr. mod. νομιζω οτι/πως βρεχει)
« je veux qu'il pleuve » « voglio che piova » :
telo na vressi - (gr. mod. θελω να βρεξει)

Ces concordances ne s'expliquent pas si on lie l'origine de la
Grecía à une immigration très limitée lors de l'époque byzantine. Cette théorie s'est fondée sur un critère linguistique : on était induit en erreur par le fait que les Grecs d'Italie ne parlent pas le grec ancien mais un dialecte proche du grec moderne. Or nous savons maintenant que ce dernier n'est pas né aux alentours du Xe siècle, et qu'il a ses racines dans un grec vulgaire qui avait commencé à évoluer dès les premiers siècles de notre ère (tout comme l'italien n'est pas né aux environs de l'an Mil mais tire son origine de l'époque de Cicéron). Nous pouvons donc considérer que les Grecs du Salento remontent, plus ou moins, aux anciennes populations de la Grande Grèce.
Le griko n'est pas un « grec bâtard », pas plus que ne le sont les dialectes de Crète, de Rhodes, de Chypre, ou le grec moderne parlé à Athènes ; le napolitain ou le sicilien ne sont pas plus « bâtards » que le toscan. Ce sont tous des fils légitimes de la grande mère grecque ou du latin.

Par ailleurs, les dialectes grecs de l'Italie du Sud ont conservé nombre d'éléments d'une très ancienne grécité. En voici trois exemples.
 
La prononciation antique des groupes mp et nt, qui sont devenus mb et nd en grec moderne, n'a pas changé.
Le grec du Salento se différencie aussi dans les façons de répondre oui ou non (ναι et οχι en grec moderne). En griko, oui se dit úmme, non se dit dénghie : on retrouve les antiques οùν μεν et ουδéν γε.
La ville de Lecce est appelée en griko Luppíu. Pour les anciens Grecs son nom était Λουππὶαι; il devint pour les Latins Lipiae, qui resta la forme officielle durant tout le Moyen Age et qui donna par évolution phonétique normale la prononciation moderne Lecce. Si le caractère grec du Salento était seulement un effet de la domination byzantine, ces nouveaux colons n'auraient pu connaître d'autre nom que le nom latin, et en aucune façon un nom qui remonte au grec ancien, accentué sur la seconde syllabe : Λουππὶαι, aujourd'hui Luppíu.
 

Un autre argument ramenant à des temps fort anciens est fourni par des considérations philologiques sur le nom même que les habitants se donnent à eux-mêmes et à leur langue, Griki - griko, et qui ne correspond pas pleinement à l'acception du latin graecus ni du grec ancien γραικος.
 

La Grande Grèce se prolonge donc au point de vue ethnique et linguistique dans l'extrême Sud de l'Italie, en Calabre et dans les Pouilles.

La puissante Rome, qui a exporté la latinité en Gaule et jusqu'en Afrique, n'aurait donc pas réussi, sur son propre sol, à l'emporter sur le grec ?
Les langues se diffusent et se maintiennent grâce à leur prestige. Le prestige de la langue que parlaient et écrivaient les Grecs vaincus par les Romains était immense ; la latinité n'a ainsi pas pu s'implanter dans une Grèce pourtant toute proche, et les anciens Grecs de la Grande Grèce, après sa ruine, ont longtemps maintenu leur langue.
Le griko, en tant que dernier descendant de l'hellénisme antique, a donc tous les droits d'être traité comme l'héritier légitime d'une noble lignée.

(G. Rohlfs, traduit de l'italien et résumé par C.Papageorgiadis)

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