lundi 15 octobre 2018

A.Karanastasis, Dictionnaire Historique et Grammaire des idiomes grecs d'Italie méridionale




 Au nom de Gehrard Rohlfs, dont les travaux ont éclairé la provenance antique des deux îlots linguistiques que sont la Grecìa salentina dans les Pouilles, au sud de Lecce, et la Bovesia (ou Grèce calabraise) dans le massif de l’Aspromonte, au sud-est de Reggio Calabria, il convient d'adjoindre celui d’Anastasios Karanastasis, un philologue grec dont l’œuvre monumentale complète, par ses relevés minutieux, celle du brillant chercheur allemand.
Rohlfs qui étudiait en tant que romaniste les dialectes italiens du Sud avait relevé chez certains d’importantes influences grecques ; il entreprit vers le milieu du XXe s. plusieurs voyages d’études dans le sud de la Grèce, au cours desquels il collabora avec un chercheur de l’Académie d’Athènes qui depuis 1954 collectait du matériau lexical pour le Dictionnaire Historique du Grec moderne : Anastasios Karanastasis, lequel s’était intéressé aux dialectes de quelques îles égéennes. Rohlfs apprécia sa compétence, la qualité de son contact avec la population, sa bonne connaissance de l’italien, et suggéra à l’Académie d’Athènes de lui confier l’étude des idiomes grecs de l’Italie méridionale. Il avait depuis 1924 acquis la conviction que ces îlots linguistiques ne résultaient pas de migrations médiévales ou plus récentes, mais que la tradition linguistique de la Magna Grecia ne s’était jamais interrompue et que ces parlers étaient la trace vivante d’un rapport culturel persistant entre le monde antique et l’Italie actuelle.
Quand Karanastasis constata qu’un abondant matériau tant lexical que morphologique et sémantique n’avait encore été ni relevé ni recensé, que ce soit par Rohlfs ou par d’autres, il pressentit qu’il y avait là de quoi contribuer de façon définitive à résoudre le problème de l’origine et il entreprit de composer un dictionnaire de ces idiomes. Il consacrera trente-cinq ans de sa vie à identifier les preuves que leurorigine remonte à l’époque de la Grande Grèce. Il effectua en Italie vingt séjours à raison de deux mois par an de 1962 à 1982, finançant de ses deniers les six dernières expéditions. Il a laissé le souvenir d’un homme très organisé, méthodique et entièrement absorbé par ses recherches.
En 1992 paraissait le cinquième et dernier tome de l’ Ιστορικόν Λεξικόν των Ελληνικών Ιδιωμάτων της Κάτω Ιταλίας et en 1997, peu avant de mourir à l’âge de quatre-vingt-treize ans, Karanastasis put encore assister à la publication de leur Γραμματική, qu’il considérait comme le couronnement de son œuvre.
Alors qu’à la fin du XXe s. on parlait encore le griko dans neuf villages du Salento, il n’est plus guère parlé aujourd’hui que par quelques personnes âgées à Calimera, Castrignano de’ Greci, Corigliano d’Otranto, Martano, Martignano, Sternatia e Zollino.
En Calabre, avant la Seconde Guerre Mondiale, le grec calabrais était parlé dans la vallée de l’Amendola, à Bova, Bova Marina, Chorio di Roccaforte, Chorio di Roghudi, Condofuri, Gallicianò, Roccaforte del Greco (Vunì), Roghudi. L’isolement et l’analphabétisme auxquels ces villages étaient condamnés faute de routes carrossables, favorisaient le maintien de la langue. Après la guerre, la construction de routes, l’instruction obligatoire, l’expansion des mass media, le service militaire effectué au loin, les mariages entre grécophones et italophones (jusqu’alors prédominait l’endogamie) et bien d’autres facteurs menèrent à une rapide assimilation linguistique avec l’ensemble de la population italienne.
A l’époque du fascisme, la conviction s’était répandue que mieux valait éviter ces rustres agriculteurs, des paysans ignorants, dont il ne fallait pas parler la langue. Si on y ajoute la politique mussolinienne envers les particularismes régionaux et les minorités linguistiques, on comprend comment les habitants de ces régions ont été amenés à ne plus parler leur langue en famille et sont arrivés à en abandonner un usage exclusif. « Aux obstacles posés par l’homme - écrit Karanastasis dans la préface du Λεξικόν se sont ajoutés ceux de la nature. A Roghudi, sur la crête d’une colline, un éboulement a en 1975 semé la panique et les habitants ont abandonné le village pour s’établir sur le littoral où ils allaient linguistiquement s’assimiler. En 1977 des inondations ont détruit les maisons en brique crue de Chorio Roghudi, et la population s’est réfugiée à Reggio où elle s’est installée. Une trentaine de familles restées au village parlaient encore le grec ». Aujourd’hui (en 2018) on ne l’entend plus qu’à Gallicianò.


Le problème de l'origine
Dans l’Introduction au Λεξικόν Karanastasis récapitule les différentes thèses concernant l’origine de ces idiomes. Au début du XIXe s. à peu près personne ne savait qu’au sud de l’Italie le grec était la langue maternelle de quelques populations, avant qu’une publication de l’érudit allemand Karl Witte relatant son voyage en Aspromonte ne soulevât à partir de 1820 l’intérêt de la communauté scientifique quant à l’origine de ces ilôts linguistiques.
En 1856 le philologue August Friedrich Pott estimait qu’il s’agissait d’un dialecte non pas antique mais présentant des caractéristiques du grec moderne. En 1863 Cesare Lombroso émettait l’hypothèse que les colons grecs de l’Antiquité s’étaient métissés avec les populations romaines, avant une arrivée plus tardive de populations d’origine grecque. Pour Zampelios et Comparetti (1864-1866) le grec avait été introduit lors de la période iconoclaste de l’empire byzantin.
Le linguiste italien Giuseppe Morosi décida alors d’examiner la question sur des bases scientifiques. Il collecta de 1860 à 1873 un important corpus et en examina minutieusement le vocabulaire et la grammaire. Il y vit une forme néohellénique et affirma que ces idiomes avaient été amenés par des colons byzantins venus principalement du Péloponnèse, région dont la langue lui paraissait ressemblante. Il pensa que les données linguistiques confirmaient des données historiques, et en conclut que les Grecs du Salento remontaient à l’époque de Basile Ier et de Léon le Sage (IX-Xe s.) tandis que que ceux de l’Aspromonte provenaient d’émigrations des XI-XIIe s. « La thèse de Morosi, s’appuyant sur des conclusions linguistiques et historiques scientifiquement établies , fut considérée comme vérité scientifique et s’imposa sans avoir été contrôlée ni vérifiée en détail » rapporte Karanastasis.
En 1892 Georgios Hadzidakis avança des objections : il ne se peut pas que la langue grecque ait disparu du Sud de l’Italie à l’époque antique alors que la langue actuelle de ses populations grécophones contient des vocables anciens et des éléments doriques n’existant dans aucun dialecte grec moderne et ne pouvant par conséquent avoir été amenés par des colons byzantins. Si les idiomes grecs d’Italie présentent des ressemblances avec tel ou tel dialecte grec actuel, cela est dû au fait qu’ils ont hérité de la Koinè des caractéristiques communes.
Cette position qui ne fut pas largement diffusée aurait été oubliée si trente ans plus tard Rohlfs ne l’avait adoptée et approfondie. Il collecta du matériau linguistique, vérifia celui recueilli par Morosi, examina les relations entre dialectes italiens et grecs de la même zone, rapprocha données historiques et linguistiques, et publia en 1924 un article concluant que les éléments antiques conservés dans le vocabulaire et la grammaire témoignent que la tradition linguistique ne s’est pas interrompue et subsiste en ces lieux jusqu’aujourd’hui.
La thèse de Rohlfs, largement documentée autant que cela était possible à l’époque, provoqua de longues discussions. S’y opposèrent surtout des philologues italiens. Après de nouvelles recherches (Péloponnèse, Dodécanèse, Crète, Chypre) Rohlfs publia en 1930 et 1950 des conclusions auxquelles tentèrent de s’opposer les tenants de la thèse de Morosi.
Oronzo Parlangeli, s’appuyant sur des ressemblances entre idiomes grecs d’Italie et dialectes néohelléniques, chercha en 1953 à démontrer la provenance byzantine des grécophones du Salento et, indirectement, de ceux de Calabre. Il avançait comme arguments : 1° la Chronique de Monemvasie selon laquelle les habitants de Patras émigrèrent vers Reggio Calabria au VIe s., 2° un témoignage relatif à la colonisation de Gallipoli par les habitants de Heraklée (Pont Euxin), 3° le fait rapporté par Constantin Porphyrogénète que trois mille esclaves byzantins auraient été envoyés de Patras en Longobardie, territoire dont faisait partie le Salento. Ces nouveaux éléments historiques semblant étayer la thèse de Morosi, l’étude de Parlangeli fut bien accueillie.
En 1958, Stamatis Karatzas répondait à ces arguments. Même si les informations se révélaient fiables, trois mille esclaves n’auraient pu imposer leur langue au Salento : venaient-ils tous de la même région de Grèce ? ou étaient-ils des prisonniers de guerre ? De toute façon, la langue des hypothétiques migrants de Patras n’avait aucun rapport avec le dialecte grec du Salento. Quant aux émigrés de la chronique de Monemvasie, s’ils avaient été si nombreux et étaient restés si longtemps à Reggio Calabria, cela aurait influencé la langue de Reggio. Ce n’est pas le cas, et la langue grecque qu’on trouve à soixante-dix km de Reggio, dans une région où un habitant de Patras n’a jamais mis les pieds, n’a aucun rapport avec la langue de Patras.
Passant au domaine linguistique, Karatzas analyse un fait d’une importance décisive : tous les idiomes grecs d’Italie ont maintenu les consonnes géminées, qu’elles soient de tradition antique ou qu’il s’agisse de géminées apparues ultérieurement par assimilation de consonnes ou influence de l’accent. Or on sait que les géminées ont commencé à se simplifier au début de la Koinè. Lors de l’arrivée des colons byzantins dans le Sud (IX-Xe s.) cette simplification s’était déjà produite dans presque tout le territoire grec, sauf dans des régions périphériques (comme Chypre, le Dodécanèse, des îles des Sporades, l’Italie méridionale) où l’influence de la Koinè était arrivée affaiblie. Dans le Péloponnèse d’où selon Morosi seraient partis les migrants, les géminées ne s’étaient pas maintenues.
Il n’y a pas de témoignages historiques attestant de déplacements de populations vers l’Italie en provenance de régions où les géminées se sont maintenues. Et il n’est par ailleurs pas crédible que soient partis de Chypre, de Chios ou de Rhodes des migrants en nombre suffisant pour coloniser tous les villages des deux régions grécophones sans exception elles se sont conservées, des inscriptions confirmant leur existence.
Quinze ans plus tard Giuseppe Falcone, disciple de Parlangeli, compare les phénomènes phonétiques et morphologiques des idiomes calabrais avec ceux de quelques régions périphériques qui ont conservé les géminées (Chios, Rhodes, etc) pour en conclure que les idiomes calabrais sont un mélange de Koinè néohellénique et de certains dialectes du Sud. Bien qu’il qualifie de « problème atroce » la conservation des géminées, il affirme que le phénomène est d’origine byzantine et non antique ou dorique (« selon la même vieille théorie, écrira Rohlfs, et avec des arguments fallacieux et désespérés »).
En 1978 Mariateresa Colotti relève, comme Falcone, des cas analogues de géminées dans le Salento et dans des dialectes de grec moderne et en tire la même conclusion.


Le Dictionnaire Historique
Αναστασίου Καραναστάση, Ιστορικόν Λεξικόν των Ελληνικών Ιδιωμάτων της Κάτω Ιταλίας, 5 τόμ., Ακαδημία Αθηνών, 1984-1992, Αθήναι - [Dictionnaire Historique des Idiomes Grecs de l’Italie du Sud, 5 vol., Académie d’Athènes, 1984-1992, Athènes] (la traduction par Pasquale Casile (dir.) du Volume I, éd. Apodiafazzi, Reggio Calabria, 2020 traite des lemmes en a- du grekaniko)
Dans l’Introduction, l’auteur décrit sa méthode de travail : « La langue grecque n’est plus comme auparavant parlée en famille et dans le village. Il est donc normal que pour les grécophones les mots qui ne sont pas utilisés quotidiennement finissent par se décolorer, et les informations à leur propos sont souvent contradictoires. Ma préoccupation première était de trouver dans chaque village des informateurs fiables, aptes à m’aider dans la tâche difficile de recueillir un matériau linguistique très riche mais très particulier. Le contenu du Dictionnaire provient principalement du parler quotidien et de toutes les formes de discours : contes, traditions, légendes, proverbes, dictons, chansons, devinettes, virelangues. J’ai visité tous les villages des deux zones grécophones, même ceux où le grec n’est plus usité comme Melpignano et Soleto dans le Salento, Amendolea, Bova Marina et Condofuri en Calabre, et j’ai pu recueillir auprès des quelques locuteurs restants un matériau peu abondant mais représentatif. J’ai aussi inclus tout ce qui a été édité (des recueils de G. Aprile, D. Palumbo, P. Stomeo, S. Sicuro, G. Crupi, D. Rodà, ainsi que quelques journaux où malheureusement les éditeurs remplacent les emprunts italiens par des termes néogrecs boiteux), sans négliger les lettres que des amis m’écrivaient dans l’idiome de leur village. J'ai recouru aux publications de G.Morosi, A.Pellegrini, P.Lefons, D.Tondi et M.Cassoni pour rectifier une forme erronée ou en vérifier une qui ne se rencontre plus ».
Le but de ce Dictionnaire Historique, présentant l’évolution diachronique à travers les aspects phonétique, étymologique et sémantique, est de conserver sur support papier une langue dont l’usage a été exclusivement oral. Y figure une grille de transcription phonétique, destinée au lecteur grec. A la fin de chaque volume on trouve un index des termes grecs anciens dont proviennent les entrées du dictionnaire, et dans un second index les formes idiomatiques. Le volume V contient en outre l’index des dorismes et celui de mots grecs rares.
Les entrées sont ordonnées selon l’ordre alphabétique grec. Le lemme, en gras, est suivi des différentes formes et de phrases idiomatiques en italique. Viennent ensuite les traductions en grec moderne et, répartis en trois paragraphes, les commentaires grammaticaux, étymologiques, sémantiques.
Après la catégorie grammaticale on trouve le mot grec ancien à l’origine du mot examiné, puis la zone linguistique (Pouille ou Calabre), les variétés lexicales locales, et plusieurs indications grammaticales (temps et modes verbaux, etc). Pour l’étymologie, des indications morphologiques sont souvent accompagnées de références bibliographiques. On trouve enfin, traduites en grec moderne, les significations et des phrases illustrant l’emploi du mot.
Voici à titre d’exemple la transcription en caractères latins et la traduction française de quelques extraits un peu allégés à propos du mot 'amponno' :


Domaine lexical

amponno {ἀμπών-νω} (ampotho {ἀμπώθω}) (Calim., Mart., Stern., et al.) amponno {ἀμπών‑νω} (Castrin., Coril., Stern., Zoll). ambonno {ἀμbών‑νω} (Gall., Bova, Ch. di Rogh.) emponno {μπών‑νω} (Mart., Martin.) mponno {μπών‑νω} (Calim., Mart., Martin.) ... + les formes de conjugaison

Domaine étymologique

Du byzantin ampotho {ἀμπώθω} et celui-ci du grec ancien apothò {ἀπωθῶ} avec développement de la nasale m {μ} (Ref. Κορ. Ἄτ. 1, 288, 2, 41 e Hadzidakis MNE 1,278, 286, 291 e 2, 32). La formationono > - onno {- ώνω > - ών-νω} à partir de l’aoriste àposa> àmposa {ἄπωσα > ἄμπωσα}, selon edìlosadilono {ἐδήλωσα - δηλώνω}, fanèrosafanerono {φανέρωσα - φανερώνω}. La géminée nn {ν-ν} vient de l’influence de l’accent; phénomène commun aux idiomes avec géminées (ref. Rohlfs Gr. Stor., § 159. Voir aussi apponno {ἀππώνω} (Cip.) ’pponno {’π-πών-νω} (Astipalea, Kos, Rodi, Chalk.). Le type mponno {μπών-νω} a perdu le a {α} à cause de la prononciation simultanée ta amponno >  t’amponno > ta mponno {τὰ ἀμπών-νω > τἀμπών-νω > τὰ μπών-νω}. Pour l’expulsion du s {σ} dans les formes de l’aoriste àmboa, àmboe, amboi {ἄμbωα, ἄμbωε, ἀμbώει} voir Rohlfs op. cit. § 61. ... (etc)

Domaine sémantique

A) sens propre : othò, apothò, sprokhno {ὠθῶ, ἀπωθῶ, σπρώχνω= pousser, repousser} id. : amponni to pedì na embi sto spiti {ἀμπών-νει τὸ παιδὶ νὰ ἔμbη στὸ σπίτι=il pousse l’enfant pour qu’il entre dans la maison} (Bova). Ecino ambonni to vudi nna ngremistì {Εκ̍εῖνο ἀμbών-νει τὸ βούδι ν-νὰ νgρεμιστ=celui-là pousse le boeuf pour qu’il tombe}. Mi m’amboi, jatì me risti {Μὴ μ’aμbώη, γιατὶ με ρίστει=ne me pousse pas parce que tu me feras tomber}. To vudi àmbose to pedì c’èppese khamme {Τὸ βούδι ἄμbωσε τὸ παιδὶ κ̍’ ἔπ-πεσε χάμ-μαι=le boeuf a poussé l’enfant et il est tombé à terre}. ‘e sonno amboi { σών-νω ἀμbώει=je ne réussis pas à pousser} (Bova). Enan ambonni t’addho t’animàlgia {ναν ἀμbών-νει τ’ ἄḍḍο τ ἀνιμάλgια=les animaux, l’un pousse l’autre}. Steki ambonnonda ‘im borta ce theli nambi ossu {Στέκει αμbών-νονdαμ bόρτα κ̍α θέλει νμbη ὄσσου=il est en train de pousser la porte et veut entrer à l’intérieur}. Evĝa, amboe tim borta {Ἔβγα, ἄμbωε τὴμ bόρτα=sors, pousse la porte}. Immon ambòsonda tim borta {Ἦμ-μον ἀμbώσονdα τὴμ bόρτα=j’avais poussé la porte}. I porta en’ ambomeni, jatì en’ anithtì { πόρτα ἔνμbωμένη, γιατὶ ἔνἀνοιθτὴ=la porte a été poussée, parce qu’elle est ouverte} (Ch. di Rogh.). Amo ce mpose c’emba {Ἄμο κ̍α μπσε κ̍’ ἔμbα=allez, pousse et entre}. Ampònnome ‘a milissia m’ ‘o kannò {Ἀμπών-νωμε μιλίσ-σια μ’ο καν-νὸ=nous repoussons les abeilles avec la fumée} (Calim.). Ampose dio fsila ss’ i llumera {μπσε dύο φσύλα σ‑σ λλουμέρα=pousse deux bois sur le feu} (lumera, du fraçais lumière=lumière, feu). Épesa, jatì irta mpomeno {Ἔπεσα, γιατὶ ἦρτα μπωμένο=je suis tombé parceque j’ai été poussé} (Mart.). To pedì àmponne ti pporta, ma ‘en ìsodze tin anissci {Τὸ παιdὶ ἄμπων-νε τὴ π‑πόρτα, μὰὲν ἤσωdζε τὴν ανοίσ̌-σ̌ει=l’enfant poussait la porte mais ne réussissait pas à l’ouvrir} (Zoll.). Ampa na sp’rì tutti ssèdia ampì {Ἄμπα να σπ’ρὶ τούτ-τη σ-σέdια ἀμπὶ=pousse un peu cette chaise en arrière} (sèdia=l’italien sedia). Àmposo, àmposo, agonistu n’amposi {Ἄμπωσο, ἄμπωσο, ἀgωνίστου ν’ ἀμπώση=pousse, pousse, essaie de pousser} (à une femme qui accouche) (Stern.)

B) metaphoriquement: 1. faire avancer (Stern.): Tòriso na m’amposi to polemisi {Τώρησο νὰ μ’ ἀμπώσει τὸ πολεμήσει=veille à faire avancer la question 2. repousser, repousser moralement (Martin.): Kulùtiso ‘o Kristò, mpose ‘o demoni {Κουλούτησο Κριστό, μπώσε dαιμόνι=suis le Christ, repousse le diable}.


 
Si on compare le Λεξικόν de Karanastasis avec le Lexicon Graecanicum - Etymologisches Wörterbuch der unteritalienischen Gräzität (1964)  de Rohlfs, il apparaît que les deux dictionnaires, conçus à des moments différents, l’ont étédans des optiques différentes.  Le Λεξικόν étant rédigé en grec, sa consultation peut se  révéler moins aisée.
Chez Rohlfs les entrées sont les mots de grec ancien ou byzantin d’où proviendrait le mot examiné . Si le mot grec ancien n’existe pas, Rohlfs utilise un terme supposé. Chez Karanastasis, par contre, les entrées sont les termes du parler local.

Le dictionnaire de Rohlfs n'accorde pas souvent une grande place aux considérations grammaticales, lesquelles sont plus développées chez Karanastasis.Rohlfs ne cite que quelques variantes, provenant de quelques villages, et il est rare qu’il situe le mot dans un contexte. Le relevé opéré par Karanastasis est beaucoup plus complet et il rapporte nombre de phrases éclairant la fonction des mots. Il arrive que Rohlfs traite un article en dix-huit lignes quand Karanastasis y consacre deux pages. 
Enfin Rohlfs signale comment le mot a évolué en italien local, ce qui n’intéresse pas Karanastasis.
Non seulement 1500 nouveaux termes environ sont venus s’ajouter aux 4800 lemmes du Lexicon Graecanicum de Rohlfs mais ceux-ci ont été enrichis   ou complétés.  Ce qui fait du Dictionnaire Historique de Karanastasis  l’ensemble le plus complet et le mieux structuré rendant compte de ces idiomes transmis par la seule voie orale. Son intérêt particulier est de fournir d’innombrables phrases recueillies de la bouche des locuteurs et où apparaît immédiatement la fonction du mot examiné.
Rohlfs a été le grand pionnier, Karanastasis a achevé de « thésauriser» la langue des grécophones d’Italie méridionale. Le mérite fondamental de leurs recherches est de mettre en lumière que c’est dans et par cette langue même que peut se résoudre le problème de son origine. Ce sont des éléments essentiellement linguistiques, que ne suffisent pas à expliquer des migrations ou des influences supposées, qui permettent d’attester la continuité d’une tradition ininterrompue depuis l’époque de la Magna Grecia.

La Grammaire
Αναστασίου Καραναστάση, Γραμματική των ελληνικών ιδιωμάτων της Κάτω Ιταλίας, Ακαδημία Αθηνών, 1997, Αθήναι - [Grammaire des idiomes grecs de l’Italie du Sud, Académie d’Atnes, 1997, Athènes] (Iannis Papageorgiadis, Grammatica degli Idiomi greci del Sud Italia, en format web sur www.grecosuditalia.it)


Après la publication des cinq tomes du Λεξικόν, une synthèse des différents aspects étudiés s’imposa à l’auteur comme l’indispensable complément au Dictionnaire. « Grâce aux nouveaux éléments lexicologiques, phonétiques, morphologiques, sémantiques, que nos recherches ont ajoutés à ceux qui existent déjà, nous sommes en mesure d’examiner avec davantage de certitude la question de leur origine » (Postface).
Il importe de souligner que cette Grammaire n’est clairement pas conçue comme une grammaire normative, mais bien comme une grammaire descriptive où, en philologue et en linguiste, l’auteur observe et analyse les caractéristiques d’une langue considérée comme un ensemble de faits vivants. Il lui a paru normal, terminée la description scientifique de l’òria glossa, la « belle langue », de la compléter par quelques textes (récits, chansons, proverbes) qui l’illustrent dans sa vie quotidienne.


PHONETIQUE
Une analyse très détaillée décrit comment, depuis le grec ancien, ont évolué voyelles et consonnes selon certaines règles phonologiques.
Les voyelles suivent en général la même évolution que dans le sud de la Grèce, selon qu’elles sont toniques ou atones, faibles ou fortes, etc. Certaines ont conservé - parfois partiellement - leur valeur phonétique antique en fonction de leur contexte (position dans le mot, influence d’autres sons voisins, etc). Sont examinés à travers de multiples exemples les phénomènes de permutation, de synérèse, d’élision et autres.
Pour les consonnes particulièrement, la description phonétique a toute sa raison d’être : elle analyse comment et pourquoi des phénomènes se sont maintenus ou ont évolué, tels que la permutation déjà antique κσ>σκ [ks>sk], le maintien du nœud consonantique ντ [nt], l’assimilation du ‑ς final, le maintien des géminées témoignant d’une tradition continue depuis la Magna Grecia, etc. 
Les consonnes γ, δ, θ, ζ, ξ, ψ se prononcent de différentes façons dans les deux régions. L’expulsion des ‑ν, ‑ς [-n,-s] en finale serait pour Rohlfs due à l’influence de l’italien (tres>tre, nomen>nome) mais on observe le même phénomène dans le dialecte tsakonien où il n’y a eu aucune influence italienne.
L’assimilation fréquente du -ς final avec la consonne suivante (comme dans les dialectes de Tsakonie et du Magne, régions de l’ancien dorique), ainsi que quelques rares éléments lexicologiques et sémantiques antiques (des termes de la vie agricole et pastorale, des phytonymes) et des éléments lexicologiques doriques permettent d’attester que la langue des idiomes grecs de la Calabre et des Pouilles descend de celle des colons doriques de Reggio et de Tarante (VIIIe s. a.C.) qui s’est maintenue dans la langue orale jusqu’à aujourd’hui sans discontinuité.
Tout passe au crible de Karanastasis, les nœuds consonantiques, les phénomènes d’accentuation ou de simplification, la parétymologie. Si les gens ne comprennent pas bien le sens d’un mot ils le mettent souvent en rapport avec un autre qui lui est étymologiquement étranger. Dans les noms de végétaux par ex., l’élément àĝrios=sauvage est remplacé par aĝròs=champ, parce que àĝrios ne sonne pas bien pour une plante. On rencontre ainsi kharapìa=guérison, parce que θεραπεία est devenu χαραπεία par parétymologie avec χαρὰ=joie, contentement.
Ce chapitre, même s’il ne compte que 28 pages sur un total de 189, est le plus intéressant de la Grammaire.


MORPHOLOGIE
On voit ici, par ex., comment le phénomène phonétique de la chute des finales -ν et -ς a entraîné plusieurs modifications morphologiques affectant les désinences ou le genre, ou comment la rencontre de la voyelle thématique avec le sigma de l’aoriste a provoqué certaines modifications phonétiques. Sont aussi examinées très en détail, avec des tables de déclinaison et de conjugaison, toutes les parties du discours, ainsi que la composition des mots.  
 
SYNTAXE
Le chapitre analyse et illustre les questions syntaxiques de la proposition simple (place de l’épithète, usage des cas, temps et modes verbaux, etc) et des propositions subordonnées.



Une solution au problème de l’origine

Le seul document historique dont on dispose est celui de Strabon (6, 2, 53) qui écrit au début du Ier s. p.C. : “ Aujourd'hui, à l'exception de Tarente, de Rhegium et de Neapolis, tout le pays est barbare : une partie se trouve occupée par les Lucaniens et les Brutiens, et les Campaniens possèdent le reste, nominalement du moins, car en réalité ce sont les Romains, les Campaniens eux-mêmes étant devenus Romains”. Les tenants de la théorie de Morosi ont conclu de ce texte que l’hellénisme de la Grande Grèce avait disparu sous l’hégémonie des Romains. Pour Rohlfs, il y a sans doute chez Strabon une exagération : si à son époque ces trois grandes villes parlaient toujours grec, à plus forte raison les populations des campagnes, éloignées des centres administratifs, n’auraient-elles pas perdu leur langue. Et la présence d’inscriptions chrétiennes, deux ou trois siècles plus tard, y confirme la continuité de la langue grecque.

Quant à l’occupation des régions grécophones par des colons byzantins, les informations sont vagues et étrangères à la question de l’origine de la langue. Les éléments historiques disponibles ne permettant pas de résoudre le problème, ce vide permet aux tenants de la thèse de Morosi d’interpréter les choses selon leur vision, estime Karanastasis. « La langue à elle seule peut combler ce manque, conclut-il. Les éléments lexicologiques vérifiés constituent les documents historiques les plus authentiques, ce qu’a démontré Karatzàs par son analyse détaillée et concluante du cas des géminées. (…) Un examen minutieux du lexique, des phénomènes phonétiques, morphologiques et sémantiques encore vivants dans les idiomes grecs d’Italie fournira les éléments qui confirment l’unité des deux îlots linguistiques. Il nous fournira aussi nombre d’éléments doriques et prébyzantins, tant linguistiques que sémantiques, qui nous aideront à vérifier si les vecteurs auxquels est redevable la conservation de la langue sont le fait de colons byzantins ou prébyzantins » (Λεξικόν, préface vol.I).

La Grammaire illustre les points d’un patrimoine morphologique et syntaxique commun qui avait déjà été dégagé par Karatzàs et Rohlfs : la conservation des géminées, le type indéclinable des participes présent et aoriste, l’usage du présent pour exprimer le futur, la construction steo (Pouille) / steko (Calabre) + participe présent pour exprimer la durée d’une action, l’expression du plus-que-parfait par l’imparfait ikha [j’avais] (Pouille) / immon [j’étais] (Calabre) + participe aoriste (remarque importante pour la traduction : la différence actif / passif dépend de la forme du participe), l’expression d’une hypothèse contraire à la réalité par la conjonction an [si] + l’imparfait, et un simple imparfait dans la principale.
Le Λεξικόν ajoute huit éléments lexicologiques doriques aux quinze recueillis par Rohlfs. C’est dans les idiomes grecs d’Italie qu’on trouve la majeure partie des rares dorismes qui subsistent. Karanastasis relève aussi une quinzaine de termes prébyzantins qui ne se rencontrent ni en grec byzantin ni dans la Koinè néohellénique ni dans les idiomes actuels, tout comme plusieurs éléments sémantiques qu’il rapproche de sources telles que Sophocle, Aristophane, voire Homère. 
 
Ces divers éléments sont présents principalement dans la terminologie paysanne . Or « les colons byzantins d’Italie méridionale étaient des soldats, des fonctionnaires, des commerçants, des moines, pas des agriculteurs ni des bergers. La région de l’Aspromonte, où sont conservés en plus grand nombre les termes antiques, est une zone aride qui ne pouvait les attirer. En admettant même qu’ils y soient arrivés, ils ne pouvaient transférer ces termes pour la simple raison qu’ils n’existaient plus dans la langue des Byzantins (préf. Λεξ. vol.I) ».

Les partisans d’une origine mégalo-hellénique des idiomes réfutent donc l’idée que leur origine soit la langue des colons byzantins. Ils  soulignent que c'est à une échelle réduite que des Grecs se sont alors installés en Italie et que ces populations hétérogènes se sont intégrées linguistiquement en assez peu de temps. 
 
Que les idiomes grecs d’Italie du Sud se soient sans nul doute renforcés durant cette période, en témoigne la compénétration observable aujourd’hui d’un substrat archaïque (géminées, éléments doriques…) et d’un autre plus récent avec des éléments de grec byzantin et de grec moderne. 
 
Dans un article de 1992 Karanastasis établira définitivement que la langue des grécophones de l’Italie méridionale s’est édifiée sur quatre substrats : un archaïque contenant des éléments doriques, un hellénistique, un byzantin et un constitué d’emprunts aux dialectes romans voisins.
 
Iannis et Claire Papageorgiadis

 

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