lundi 21 juillet 2008

Jean-Claude Pirotte, "Mont Afrique"



Un roman où la fiction tient le rôle inverse de celui qu'on lui assigne volontiers. Où le monde inventé est justement celui où les choses arrivent «pour de vrai». Où rien n'est éternel autant que ce qui passe.



Un jour, Kafka rencontra une fillette qui sanglotait parce qu'elle avait perdu sa poupée; pour la consoler, il lui affirma: «Ta poupée est en voyage, je le sais, elle vient de m'écrire. Je t'apporterai la lettre demain». Chaque jour, il vint lui lire les pages qu'il rédigeait la veille ── décrivant des régions qu'il n'avait jamais vues, expliquant le désir de changer d'air, de ville, de pays. Au bout de quelques jours, conclut Pietro Citati qui rapporte l'anecdote dans son essai
Kafka (Gallimard, 1989 - Folio, 1991), la petite fille avait oublié la perte de sa poupée, et ne songeait plus qu'à la fiction.
Et si la production littéraire était pour Jean-Claude Pirotte l'interminable lettre qu'il s'écrit à lui-même pour (ne pas) se consoler de l'enfance en allée? Cet écrivain qui «vit ici ou là» nous montre comme personne, à nous qui croyons vivre quelque part, qu'on vit ici et là dans le temps, en un lieu intérieur où s'entrelacent les heures vécues hier, aujourd'hui, jadis, un jour peut-être. Notre vie est celle de «personnages très secondaires, très effacés, des figurants égarés, [qui] sont au monde comme les arbres et les planètes, comme les amours perdues et les corbeaux attentifs» (p.35). Et l'existence ne vaut que d'être racontée, inventée ── trouvée, découverte, au sens étymologique du terme ── en un récit toujours mouvant où les éclats sombres ou fulgurants du passé sont charriés dans la pâte d'un présent qui avait hier encore le scintillement de l'avenir: elle «ne présente aucun intérêt si son déroulement ou son voyage ne bascule pas dans la fiction, si le romanesque n'en constitue pas la métamorphose ou l'épiphanie radicales» (p.86) .

On ne raconte pas
Mont Afrique, pas plus qu'on ne raconte un concerto, ou un tableau: ce serait mettre les choses cul par-dessus tête. Le récit se fait et se défait au fil de la page, au long de la phrase, et c'est précisément par là qu'il existe. Il y a quelques chose de marin dans l'écriture de Pirotte: une vague en porte une autre, et celle qui s'échoue est-elle ou n'est-elle plus celle qui arrivait, et qui déjà revient? «Le narrateur qui m'habite ne s'inquiète guère de la qualité, de la texture même, du récit, cela ne compte pas, ce qui compte c'est que les mots viennent ou ne viennent pas, et lorsqu'ils apparaissent, les mots, (...) ce qui retentit là tout à coup ce ne sont pas les mots mais leur silence, leur prodigieux silence, qui est aussi le grand silence du ciel, le silence pascalien des espaces infinis» (p.52).

Les chapitres ne sont évidemment pas numérotés; plutôt que de chapitres, mieux vaudrait d'ailleurs parler de fragments, ou de brèves séquences, ne comptant guère que cinq à six pages en moyenne. La route, l'errance, l'amitié fugace et indéfectible, les amours passagères et éternelles, les lieux retrouvés et perdus, «le vin qui nous révèle à nous-mêmes» (p.26) et la trace partout d'un ailleurs inaccessible les traversent, incarnés par l'artifice d'une fiction qui leur donne un nom et un visage ou qui les situe dans ce monde dont l'auteur (ou le narrateur) a «égaré la clé», un monde qu'il «perd à chaque pas, alors qu'[il] prétend en caresser la chair» (p.27). On y croise des personnages qui ont leur histoire ── laquelle se devine par bribes au détour des conversations ──, qui descendent vers la Bourgogne ou remontent vers la Hollande.

La masse sombre et boisée du mont Afrique, silencieux sous la clarté de la lune, aimante le tout. C'est le pôle d'une géographie imaginaire dont les continents s'ancrent dans les pages centrales du texte (pp.77-82), un morceau de prose splendide, cadencé comme une barque, où aboutissent et d'où rayonnent les thèmes souterrains de la mort et de la clarté, de l'enfance et de la nuit, de la détresse et du bonheur.

Le roman converge vers la maison « à l'orée des bois qui couvrent les pentes compliquées du mont Afrique» (p.114). Là, c'est l'enfance absolue, l'innocence radicale de Barnabé aux yeux verts, que «la mort partout présente en habit de lumière [choisira] d'appeler par la voix du renardeau blessé» (p.136). Ces pages de tendresse et de nostalgie, où se réveille la blessure mal cicatrisée de l'autre petit garçon au coeur et aux gestes enragés, jumeau siamois de l'enfant miraculeux, sont celles où la fiction s'avoue le plus clairement ── «Ai-je inventé Barnabé?» «le rire de Barnabé (mon propre rire?)», «J'aimerais que tu connaisses Barnabé, est-ce à dire que j'aimerais que tu me connaisses?» ──, pour resplendir, illuminer au lieu de leurrer. Il s'agit de bien autre chose que de travestir une autobiographie: «Mon histoire avec le mont Afrique, (...) une histoire décousue, un peu comme ma vie je suppose, ce n'est pas vraiment de l'histoire ancienne, si l'on considère qu'elle trace toujours en moi son chemin hasardeux» (p.57). Le mont Afrique et sa «voix grave et rythmée» (p.136), c'est «l'évidence aveugle de la disparition sans retour» (p.82)...

La musique qu'on a entendue une fois, on la réécoute, et le miracle se reproduit. Ce roman secret tel un poème, on le relit, et les mots vrillent, sourdement déchirés. Dévoilant l'indicible.


Claire Papageorgiadis


Paris, Le Cherche Midi, 1999
Roman, 138 pages
 
(publié dans Indications, 1999)


L'auteur m'a adressé ces quelques lignes, que j'ai reçues avec émotion :

                 Montolieu, le 30. XII. 99
        Chère Claire Papageorgiadis,
        J'ai lu votre article dans "Indications". 
        Je l'ai trouvé pénétrant, simple (ce qui se conçoit bien... etc) et juste.
       Merci.
       Bien cordialement,
             Pirotte
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