mercredi 5 octobre 2011

Georges DUBY, Art et société au Moyen Age



Un ouvrage éclairant de G.Duby, "Art et Société au Moyen Age", est une très belle synthèse de l'évolution des mentalités, des structures politiques, religieuses, sociales et de leur répercussion sur les formes artistiques et sur l'héritage antique. Il compte une centaine de pages et le résumé que voici (douze pages A4) voudrait susciter l'envie de le lire en entier.



Georges DUBY : ART ET SOCIETE AU MOYEN AGE (Points Seuil, 1995)


Au Moyen Age, monuments, images et objets étaient, plus qu'esthétiques, fonctionnels. Dans une société hiérarchisée, qui attribuait plus de puissance à l'invisible qu'au visible, ils avaient trois fonctions.
. Ils étaient offerts à Dieu pour le louer et obtenir son indulgence. On destinait aux lieux consacrés une large part des richesses produites par le travail, il convenait d'y employer les meilleurs matériaux et de les façonner avec le meilleur de l'habileté humaine.
. Ils servaient de médiateurs dans la communication avec l'autre monde, qu'ils entendaient rendre visible ; ils avaient, en outre, une fonction pédagogique auprès des illettrés.
. L'oeuvre d'art était affirmation de puissance, célébrant le pouvoir de Dieu, de ses serviteurs, des riches, et le justifiant. Ce qui explique que la création artistique se développe dans les lieux où se concentrent le pouvoir et ses profits.
L'oeuvre d'art étant un objet utile, on a confondu artiste et artisan jusqu'au XVe s.
Au cours des siècles, les noeuds de pouvoir se sont déplacés, l'influence des gens d'Eglise s'est restreinte, la « pensée sauvage » a reflué, et la troisième de de ces fonctions s'est accentuée : s'est alors élargie la place de ce qui, dans l'oeuvre, n'est pas fonctionnel mais procure de la jouissance.


Chapitre I : Ve – Xe siècle
(pp. 11 – 30)

Au Ve s. les parties
latine et grecque de l'empire romain s'écartent progressivement : à l'Est où se trouvent vitalité, force et richesse, la civilisation antique poursuit son histoire, alors qu'à l'Ouest les migrations germaniques précipitent le délabrement.
Dans les provinces les plus légèrement romanisées de la partie sud de l'Occident, les usages indigènes resurgissent. Mais les cités demeurent, reliées en une communauté de culture et tournées vers Rome qui, s'appuyant sur sa grandeur passée et le souvenir des saints Pierre et Paul, lutte contre les empiétements de la nouvelle Rome, Constantinople.
Au Nord, l'art des tribus « barbares » est différent : pas de monuments mais des objets portables, des armes et des bijoux ; pas de relief, mais la ciselure et un décor abstrait de signes entrelacés. Le long d'une ligne séparant les parlers romans des autres dialectes, la culture « barbare » submerge la culture romaine.
Mais au VIe s. Justinien, à partir de l'Orient, revigore cette dernière.Il occupe l'Italie et à Ravenne, par ex., des édifices montrent ce que devient l'art antique sous l'influence de la pensée plotinienne et d'une spiritualité qui, refusant l'ombre comme une manifestation de la matière, condamne la profondeur et aplatit l'image dans le miroitement des mosaïques.

Deux accidents vont affaiblir la culture du Sud : la peste (de la deuxième moitié du VIe au VIIIe s.) qui frappa surtout les cités, points d'ancrage de la civilisation antique, et l'emprise islamique sur le Maghreb, la péninsule Ibérique et la Narbonnaise.
Les liaisons maritimes avec l'Orient s'interrompirent, les courants d'échanges furent transférés vers la Mer du Nord, et les points forts du pouvoir politique vers l'intérieur du continent. Les cités romaines s'étiolaient et la manière germanique de penser et de traiter l'image s'accentuait.
Les envahisseurs se firent chrétiens (cf Clovis) pour se hisser au niveau de la culture romaine et de son prestige. En effet, ce qui en subsistait était conservé au sein de l'
Eglise chrétienne et latine. Devenue au IVe s., sous Constantin, une institution officielle de l'Empire, elle s'était coulée dans les cadres du pouvoir établi, calquant sa hiérarchie sur celle de l'administration impériale. L'Eglise avait annexé l'enseignement, s'appliquait à sauvegarder le « bon latin » (celui qu'utilisait saint Jérôme pour traduire la Bible). Les évêques, issus pour la plupart de grandes familles romaines, bâtissaient, souvent sur l'emplacement des temples de faux dieux, des basiliques sur le modèle romain et des baptistères, emblèmes de la victoire du christianisme.

Les religions monothéistes sont iconophobes : Dieu ne se figure pas. La culture « barbare » elle aussi refusait la figuration. La grande
sculpture monumentale s'effaça pour des siècles.
Mais Grégoire le Grand (VIIe s.) était convaincu que ce qu'on enseigne aux lettrés par le texte doit s'enseigner aux illettrés par l'image. Et le Christ étant Dieu fait homme, il est possible de le représenter, son image devenant un moyen de liaison entre personne divine et personne humaine. Voici pourquoi l'art figuratif de l'Antiquité survécut en Occident. Particulièrement dans les tombeaux, où le culte des saints et des reliques leur permettait d'intercéder en faveur des vivants.

Au Ve s. le christianisme avait pénétré en Irlande. Grégoire le Grand convertit l'Angleterre, où tout s'était effacé de la culture romaine. Les évangélisateurs y apportèrent des livres écrits en latin classique, lequel conserva sa pureté là où le peuple ne parlait pas, comme en Gaule, un latin abâtardi. Les copistes interprétèrent les figures peintes dans ces livres en tentant de les accorder aux abstractions de leur art.
Dans ces pays sans cités, les institutions de l'Eglise reposaient sur les
monastères, régis par la règle de saint Benoît de Nursie, et celle-ci répondait aux attentes de la haute société : le monastère bénédictin ressemblait aux grandes maisons aristocratiques, un vaste domaine exploité par des travailleurs dépendants. Les moines chantaient la gloire de Dieu, étaient les intermédiaires entre le peuple et les saints dont ils conservaient les reliques, détenaient au sein d'une société inquiète de son salut un pouvoir considérable. Les livres, le latin et les rémanences de l'esthétique classique trouvaient chez eux un sûr asile. Les germes de toutes les renaissances futures se déposèrent aux VIIe et VIIIe s. au sein du monachisme bénédictin, seigneurial et lettré.
Ces moines allèrent convertir, dans les forêts de Germanie, les peuplades restées païennes. L'héritage du classicisme romain, resté embaumé pendant des décennies dans les îles, fit retour en Gaule.

Les bénédictins d'Angleterre, étroitement liés à Rome, s'entremirent pour nouer une alliance entre la papauté et les dirigeants de l'Austrasie ("territoires de l'Est" : royaume franc apparu à la mort de Clovis, en 511 - N.E de la France actuelle, Meuse, Moselle, Rhin) . Le pape avait besoin d'un soutien militaire pour tenir tête aux Lombards ; en 754 il vint à Saint-Denis en France consacrer
roi des Francs Pépin le Bref, maire du palais d'Austrasie. Les rois mérovingiens dont Pépin prenait la place descendaient des dieux du Panthéon germanique : il fallait que le nouveau roi soit lui aussi pénétré d'un pouvoir surnaturel. Il le fut selon des rites que décrit l'Ancien Testament et qui firent de lui « l'oint du Seigneur ».
Dans l'histoire des arts d'Europe, le sacre est un événement capital ; sacrés comme les évêques, les rois avaient conscience d'appartenir à l'Eglise et mettaient toutes leurs forces au service de Dieu, à le glorifier en faisant fructifier le legs de la romanité dont l'Eglise était dépositaire.

Le sacre conduisit à la restauration de l'empire d'Occident. Charlemagne, le fils de Pépin le Bref, était allé combattre pour le pape en Italie, avait inauguré la reconquête de l'Espagne islamisée (cf Chanson de Roland). Le pouvoir du roi des Francs recouvrait presque toute la chrétienté latine. Le clergé romain pensa que le moment était venu de la rassembler sous la puissance d'un chef qui la guiderait aux côtés du successeur de saint Pierre : en 800, le jour de Noël,
Charlemagne se laissa couronner à Rome. On le persuada que, devenu le successeur de Constantin, il devait assumer les mêmes responsabilités à l'égard de l'Eglise et de la culture romaine ; comme lui, il édifia et décora des bâtiments de pierre : à Aix, les maîtres d'oeuvre s'inspirèrent de San Vitale (Ravenne) et du Panthéon (Rome). Ainsi débuta la renaissance carolingienne.
Elle s'affirma après sa mort. Dans la Gaule fertile du Nord-Ouest subsistaient des traces des traditions antiques et des apports vivifiants venus du Rhin et des Iles Britanniques y pénétraient : la renaissance carolingienne s'épanouit là, entre Reims, Compiègne, Orléans. Ses artisans faisaient recopier en Italie ce qui restait de la littérature latine classique, voulaient revenir à l'âge d'or, faire revivre les splendeurs de Rome.
Outre l'art des objets façonnés dans les matières précieuses, la recherche de perfection semble alors aboutir au livre, qui renferme cette part de sacré qu'est le Verbe, des mots calligraphiés dans l'écriture d'une superbe clarté dont les caractères (« minuscule caroline ») sont encore ceux de notre imprimerie . Dans ces volumes tenus près de l'autel, loin du peuple, resurgirent des formes venues de l'Antiquité païenne, longtemps écartées par crainte d'un retour des mauvaises croyances. Dans les reliures d'ivoire le relief reparaît et à l'intérieur, des procédés empruntés aux artistes romains donnent aux images l'illusion du mouvement et de la profondeur.

Au milieu du IXe s., à l'apogée de la renaissance carolingienne, la chrétienté latine fut agressée par le brigandage : des aventuriers musulmans en Sicile et en Provence, des incursions hongroises à l'Est, des Vikings en Irlande, saccagèrent et pillèrent cités et monastères. A ces dégâts s'ajouta l'éparpillement des lieux de pouvoir donc des foyers de création artistique. La réunion du peuple de Dieu sous un seul chef apparut ce qu'elle était : un rêve d'intellectuel.
Au Xe s., les pouvoirs de commandement se resserrèrent autour des châteaux des princes protecteurs des abbayes. Ce qu'on consacrait autrefois à l'art servit à équiper des troupes de guerriers professionnels.
Mais ces invasions furent facteurs de rajeunissement, elles favorisèrent les transferts et des échanges. Des frontières s'estompèrent à la faveur de ce grand brassage ; en Saxe, en Catalogne, sur les rivages de la Mer du Nord, des ferments de créativité préparaient l'éclosion du grand art médiéval.



Chapitre II : 960 – 1160 (pp. 31-56)

L'empire romain sera restauré au Xe s. en faveur d' Otton, roi des Germains. Dans des provinces ayant moins souffert des pillages, la renaissance refleurit : à la cour impériale, qui voulait faire revivre les usages de la société romaine et où s'élaboraient les formes primitives de la courtoisie, et dans les sièges épiscopaux.

L'art culmine dans l'orfèvrerie, mais la prééminence de l'architecture est perceptible avec des cathédrales, des basiliques, aux portes de bronze ornées d'images en trois dimensions pour une prédication muette, une sculpture publique qui se propagea vers l'Est et vers l'Italie.
L'épouse d'Otton II venait de Byzance et ainsi parvint en Allemagne le reflet des formes qui se créaient dans l'Orient chrétien - à nouveau intermédiaire entre l'Antiquité méditerranéenne et l'esthétique de l'Europe en formation. L'installation d'Otton III à Rome témoigne du
rêve de reconstruire la Rome des Césars. Mais les forces vives étaient au NO de l'Europe, dans les provinces françaises à la fois dévastées et fécondées par les invasions.

Un fort mouvement de croissance matérielle s'amplifia du Xe au XIIe s., lié à une expansion démographique favorisée par le raffermissement des cellules familiale et paroissiale et à un meilleur outillage. Les hommes se répartissaient, selon le plan divin, en trois catégories : ceux qui prient, ceux qui combattent, ceux qui travaillent. Un surcroît de richesses parvint aux gens de prière, particulièrement aux moines, dont la fonction était tenue pour la plus utile, à charge pour eux de l'offrir à Dieu sous forme d'oeuvres d'art. Au XIe s., les monastères étaient les foyers les plus actifs de la création artistique.

Le droit pour chaque seigneur d'exiger une portion du travail des paysans était un fragment du pouvoir royal, morcelé peu à peu vers les ducs, les comtes, les maîtres de forteresses, responsables de la protection des populations. Remplissant la même fonction que les rois, ils se sentaient les mêmes devoirs, et les nécessités de l'ostentation les obligeaient à favoriser la création de beaux objets.
Le premier effet du morcellement féodal fut de disséminer les foyers de l'art de cour. Un des rares vestiges de cet art profane est la tapisserie de Bayeux (XIe s.).

Les seigneurs féodaux étaient surtout des combattants. La primauté donnée aux dépenses militaires retentit de deux manières sur l'histoire des arts.
Négativement : on dilapida des ressources où la création artistique eût pu s'alimenter.
Positivement : l'Europe élargit son empire, vers l'Est et vers le Sud. Les Normands, descendants des pirates scandinaves, prirent l'Italie du Sud aux Grecs, la Sicile et une partie de l'Espagne aux Musulmans. Les marins de Pise, de Gênes, de Venise dominaient les mers. L'élan des Croisades se situe dans ce débordement de la chrétienté latine. Ces succès militaires vivifièrent le commerce. Des échanges se nouèrent le long de l'axe unissant Rome à la Grand-Bretagne (foires de Flandre et de Champagne), les villes s'enrichirent, et les puissants qui protégeaient grands chemins et carrefours aidèrent à rebâtir et orner les grandes églises où ils allaient prier solennellement.
D'autre part, les chefs de bande établis en Sicile, en Espagne, adoptèrent les moeurs indigènes ; leurs hôtes de passage rapportaient chez eux des objets arabes ou byzantins qui servirent de modèles et propagèrent en Occident de nouveaux thèmes iconographiques.

Si les seigneurs aimaient la guerre, ils songeaient aussi à leur salut et à celui de leur peuple ; ils ne négligeaient pas le service de Dieu et celui des
saints, protecteurs et intercesseurs, présents ici-bas par leurs reliques, d'où jaillissait le miracle. L'essentiel de la création artistique se concentra au XIe s. autour des plus renommées de ces reliques. Pour visiter les sanctuaires qui les abritaient, les pèlerinages se développèrent (Compostelle, Jérusalem), d'où l'on rapportait le souvenir de monuments, de décors, et le désir de reproduire des formes qui avaient frappé. Ainsi s'expliquent les traits de parenté entre des oeuvres d'art d'un bout à l'autre de la chrétienté.
Le culte de Dieu et des saints réclamait des liturgies somptueuses ; elles étaient assurées surtout par les moines, des hommes « purs », car chastes, en communication directe avec les anges. Les chefs de guerre se sentaient obligés de pourvoir aux besoins de ces communautés monastiques, s'y faisaient ensevelir et leur léguaient leurs objets les plus précieux. La majeure partie du pouvoir terrestre appartenait aux hommes qui vivaient là, entremetteurs entre le peuple et les forces du bien.
Compléments naturels des châteaux, les monastères se multiplièrent, riches ou besogneux ; ils formaient une vaste fraternité à travers l'Europe, des liens unissaient des maisons situées sur la même route de pèlerinage ou entre entre une abbaye mère et des prieurés : des
congrégations se formèrent, qui animèrent l'essor artistique du XIe s.

L'ordre bénédictin de
Cluny, le plus vigoureux, prolongea les renaissances ottonienne et carolingienne en revenant aux principes esthétiques de l'Antiquité ; ses monastères se situaient pour la plupart au sud de l'Europe où les monuments érigés par l'Empire proposaient des exemples d'architecture et de décor. L'édifice où se concentrait l'activité des moines sur l'office liturgique devait apparaître comme une préfiguration ici-bas de la Jérusalem céleste : s'y accumulait tout ce qui pouvait rendre rutilant l'oratoire. Des colonnes romaines furent acheminées de Provence en Bourgogne, la basilique pouvant contenir quatre ou cinq cents moines fut conçue d'après les monuments de l'ancienne Rome et leurs façades sculptées : la grande sculpture figurative reparut à l'entrée des églises neuves.
C'était triompher de longues résistances mentales. Les intellectuels s'opposaient à la résurgence de la plastique, vue comme la manifestation de superstitions, la perpétuation du culte des anciens dieux. Représenter Jésus (le Dieu incarné donc figurable) et les saints par une peinture discrète, on pouvait l'admettre, mais en aucun cas par le relief.
Les images en relief s'établirent sur les murs extérieurs, particulièrement au seuil de la basilique, lieu de transition entre le monde charnel et un autre monde, à demi céleste. La scène de l'Ascension du Christ ou de son retour pour le Jugement dernier se présentait directement au regard du peuple.

Vers 1130, Suger, abbé de Saint-Denis et serviteur de la monarchie, voulut honorer celle-ci en même temps qu'il honorait Dieu et inventa un nouvel art royal. Il transposa dans les vitraux de l'abside le décor d'émail et de gemmes ornant les objets du trésor impérial ; il implanta en Ile-de-France les manières nouvelles qu'on avait en Bourgogne et en Aquitaine de traiter l'image ; il fit sculpter les ancêtres de Jésus sur les colonnes du portail, le Jugement dernier et la vision de Jean dans l'Apocalypse au tympan, et sur les portes de bronze la Passion et l'Ascension. Et il voulut que tout l'intérieur fût envahi par la lumière : « La noble clarté de l'ouvrage est là pour éclairer les esprits et les conduire à la vraie lumière dont le Christ est la porte », écrit-il.
Son oeuvre est l'aboutissement des innovations monastiques du XIe s. et elle les dépasse, démontrant, comme la théologie nouvelle, que Dieu est lumière et qu'il s'est incarné. Elle témoigne des changements qui se produisaient au NO de l'Europe entre 1110 et 1140.

En ces moments de pleine réussite agricole, les
villes où affluaient les surplus de la production, prenaient le pas sur les campagnes. La monnaie s'y concentrait, c-à-d le pouvoir : la création artistique se retirait des campagnes où s'éparpillaient les monastères et s'installait dans les villes.
Les manières de penser se modifiaient et en milieu urbain deux attitudes se renforçaient. D''abord le besoin de comprendre, de sortir de soi, de communiquer : les élèves d'Abélard ne pouvaient croire ce qu'ils n'avaient d'abord compris. Ensuite la découverte que le monde visible n'était pas mauvais et que pour être agréable à Dieu il n'est pas nécessaire de le fuir (comme le faisaient les moines).
On s'apercevait que les choses matérielles ne sont pas inexorablement condamnées à se corrompre mais qu'un progrès continu les entraîne. La création n'est pas achevée, les humains sont appelés par le Créateur à perfectionner l'univers. Il leur faut donc mieux connaître les lois de la nature, le projet de Dieu.

Les rapports avec le divin se transformaient. Les fidèles réclamaient des prêtres non corrompus et la papauté entreprit la réforme de l'institution ecclésiastique ; cette épuration fit revenir l'Eglise aux structures constantiniennes et ottoniennes. L'
épiscopat en redevint la pierre angulaire, ce qui coïncidait avec la renaissance urbaine : c'est dans la cité que l'évêque a son siège et les courants de prospérité attirèrent vers la cathédrale les ateliers qui travaillaient pour les basiliques monastiques : ceux de Saint-Denis se transférèrent à Chartres vers 1150.

Dans les consciences également des changements s'accomplissaient. L'attention ne se détournait pas de l'Ancien Testament mais tendait à se fixer sur l'Evangile et les épîtres de Paul. Quand les Croisés revinrent de Palestine, la réflexion se porta davantage sur l'humanité du Christ et dans l'art figuratif s'élargit la place occupée par la Mère de Dieu.
Evêques et chanoines, successeurs des Apôtres, avaient pour mission de guider la société vers le bien. Pour enseigner, il leur fallait apprendre eux-mêmes : les exigences de la pastorale amplifièrent la fonction des écoles cathédrales. Les clercs se dirigeaient vers les meilleurs maîtres et les études – auteurs classiques latins, textes philosophiques de Boèce (5e s.), auteurs grecs traduits de l'arabe - se concentrèrent en quelques lieux privilégiés. Plus cultivés, les chanoines et les évêques dirigeant les chantiers pouvaient réduire la part de l'abstraction et de l'irrationnel dans le décor figuratif ; ils commandaient aux sculpteurs de présenter l'image d'un Dieu proche des hommes, imitable au quotidien. On exhorta les fidèles à s'approcher personnellement de Dieu, on leur enseigna que la rédemption ne s'obtient pas par le pouvoir miraculeux d'une relique : c'était mettre en cause la fonction que remplissaient les moines, et l'art monastique fut dépouillé d'une part de ses moyens.

Le monachisme se transformait, il acceptait le contrôle des évêques et rectifiait les déformations à la règle. Les liens se resserrèrent avec l'Orient où les usages primitifs s'étaient conservés dans les communautés de rite grec. Les congrégations se replièrent dans la solitude et le silence, et la société nouvelle vénéra ces adeptes du dénuement, d'où le succès de l'ordre de
Cîteaux. A travers l'Europe des centaines d'abbayes érigèrent des édifices dépouillés de tout ornement. Dans le souci d'imiter les premiers Pères, de se détourner des illusions de l'apparence, les Cisterciens en bannirent les images, reprenant la condamnation portée contre toute figuration par les fidèles de l'Eglise primitive.


Chapitre III : 1160 – 1320 (pp. 57-82)

Au XIIIe s. L'Europe se dilate encore. Le négoce prend le pas sur la razzia, les techniques de la navigation et du crédit s'améliorent. Les marchands ouvrent la voie aux missionnaires et aux savants qui, à Chypre et à l'Est, traduisent du grec les traités des philosophes et de l'arabe ceux des algébristes. Marco Polo pousse jusqu'en Chine.
La population croît, les laboureurs domestiquent la nature, réduisent ses exubérances – comme les tailleurs d'images s'appliquent à ramener à des formes claires et ordonnées la fantaisie débridée des feuillages. Le niveau d'existence s'élève ; mais le plus clair de l'argent retourne vers les villes, où s'accroît le nombre de ceux qui peuvent passer commande aux artistes. Un art « populaire » apparaît, qui imite pour une clientèle moins fortunée ce qui est façonné pour des prélats et des princes dans un matériau moins vulgaire.

Si les arts « mécaniques » étaient classés plus bas que les arts « libéraux », on sent désormais le besoin de célébrer outre le progrès des techniques la valeur du savoir-faire, l'aisance à ajuster la forme à la fonction en lui conférant de la grâce. Les ateliers prospéraient, où le travail se divisait entre des spécialistes, mais cet émiettement des métiers ne favorisait guère l'innovation. Celle-ci jaillissait ailleurs, dans des équipes engagées le temps d'une commande par les puissants, rivalisant entre elles à l'affût de formules nouvelles, et qui se déplaçaient à travers l'Europe.
Aux XIe et XIIe s., l'unité de l'art européen s'explique par l'extension des pèlerinages et la cohésion des congrégations, au XIIIe s. par la mobilité des maîtres d'oeuvre.

L'
unité des formes artistiques européennes fut également l'effet de la concentration des pouvoirs, redevenue possible après trois siècles de dissociation féodale. Sur le plan temporel, elle ne fut pas totale ; si le royaume de France était une formation politique plus vigoureuse, l'Europe demeurait divisée en principautés.
Le pouvoir spirituel, lui, se concentrait pleinement dans la
cohésion de l'institution ecclésiastique.
L'Eglise était devenue une monarchie bien charpentée, s'appuyant sur une langue unique, le latin, et sur la formation identique de ses serviteurs. Elle s'identifiait à la chrétienté, la chrétienté était le corps du Christ, et ce corps n'avait qu'une tête, l'évêque de Rome. Affirmant en 1198 que « le souverain pontife tient le milieu entre Dieu et le genre humain », le pape Innocent III revendique plus que l'héritage d'Otton, de Charlemagne, de Constantin, et presse les monarques de se reconnaître les vassaux de saint Pierre.
La capitale de cet Etat décentralisé ne fut cependant pas Rome, périodiquement en proie aux désordres. Le pape circulait à travers l'Occident : « là où se trouvait sa personne, se trouvait Rome », et il n'exerça pas un mécénat à la hauteur de sa puissance.

Evoquer l'art du XIIIe s., c'est évoquer les
cathédrales, dispersées dans la chrétienté. Depuis que l'épiscopat avait été restauré, elles étaient les pièces maîtresses d'un pouvoir d'enseignement et de coercition pour mener le peuple au salut et le détourner des superstitions immémoriales.
Les armatures ce ce système étaient en place, c'étaient celles de l'Empire romain, un bdominant chacune un territoire. Chaque cité avait sa cathédrale, qui apparaissait naturellement comme la source du pouvoir : un pouvoir de juridiction et le pouvoir, mystérieux, des sacrements.

Les sacrements, dont le nombre avait été fixé au XIIe s., émanaient tous de la personne de l'évêque. La confirmation introduisait les jeunes dans la communauté, l'ordre investissait les prêtres du pouvoir de transmettre la grâce, dans chaque paroisse ils distribuaient le baptême et l'extrême-onction et se substituèrent au père de famille pour prononcer la formule du mariage (institué comme sacrement malgré des réticences). L'Eglise appesantissait son contrôle sur les consciences par l'eucharistie (au centre de tout le système symbolique du christianisme) et par la pénitence.

Il était par ailleurs nécessaire de maintenir l'unité de la doctrine et donc de l'enseignement. Tandis que des juristes développaient la théorie réservant au pape la « plénitude de la puissance » qui l'autorisait à tenir l'épiscopat sous sa houlette, une hiérarchie s'introduisait dans le système scolaire. Des ateliers d'« études générales » furent fondés et l'effort de centralisation aboutit à constituer un seul pôle où des chercheurs de toutes les nations étayeraient ensemble le dogme. Pour surveiller les maîtres et leurs disciples qui accédaient à l'étude de la théologie, la curie romaine les rassembla dans une sorte de corporation, l' «
université ». Ce point central se fixa dans Paris qui devint la véritable capitale de la chrétienté, un creuset où fusionnaient les particularismes.
Les avant-gardes de la recherche artistique s'y établirent, en liaison avec celles de la recherche théologique. Sur le chantier de la cathédrale, deux nouveautés décisives furent adoptées : surélever les voûtes grâce aux arcs-boutants (1180) et remplacer aux parois du transept la pierre par le verre coloré de grandes rosaces (1250).
L'Europe entière adopta ces formules. Dans une émulation vivace, chaque cité rebâtissait sa cathédrale. La floraison de ces monuments audacieux dominant les masures de la ville témoigne de la puissance et de l'orgueil des dirigeants de l'Eglise séculière. En signe de victoire du dogme catholique, des églises semblables à celles du Nord furent édifiées dans le Sud d'où l'hérésie cathare venait d'être extirpée.

Les chanoines découvraient les traités d'Aristote et leurs commentaires arabes, ils perfectionnaient les outils du raisonnement logique. Persuadés que la création est une comme Dieu est un, ils cherchaient pour comprendre Dieu à mettre en évidence l'ordre du monde. Les cathédrales sont la projection visuelle de cette recherche de l'unité que poursuivait la scolastique. Les formes de la cathédrale reflètent autant les progrès techniques que les progrès des démarches de l'intelligence. Si on apprenait quoi penser, on s'efforçait aussi d'apprendre comment penser. Les chanoines étaient devenus capables de mener conjointement analyse et synthèse, de construire rationnellement un discours. Cela aida à conférer à la cathédrale sa cohésion, sa rectitude de fugue ou d'épure.
Cet espace interne, les chanoines le voulurent enlevé vers le ciel et surtout translucide. On étudia attentivement les lois de l'optique : le rayon lumineux, véhicule de l'amour, est ce qui unit le plus étroitement l'homme à Dieu. Le mot lumière se répercutait de texte en texte, et on s'employa à évider les parois jusqu'à les annuler afin que la lumière s'y répandît. On la transfigura par les prestiges du vitrail ; la leçon des verrières était celle de la transmutation du charnel en spirituel.

A l'intérieur, l'image sur le vitrail devenait immatérielle ; en revanche elle prenait à l'extérieur toujours plus de force persuasive, par un recours aux artifices de la scénographie au moment où se développaient sur le parvis les paraliturgies qui sont à l'origine de notre théâtre. Recouvrant les façades, s'accumulant dans les porches, l'image changea de fonction. A Moissac, à Vézelay, à Chartres, elle était révélation de l'invisible. Elle développait maintenant une explication claire, logique, totale, de la création et enseignait l'histoire du salut (incarnation, rédemption, royauté du Christ). Pour toucher le spectateur, personnages et sentiments devaient paraître vrais : ce souci de vérisme porta à dégager du mur les figures sculptées et ressuscita la
statuaire monumentale.

Au début du XIIIe s. des voix s'élevèrent à Paris pour affirmer qu'il eût mieux valu donner aux pauvres l'argent dépensé pour Notre-Dame. C'était le moment où dans le Languedoc et en Italie les
ordres mendiants prenaient naissance.
La papauté sut utiliser les fraternités itinérantes fondées par les Dominicains et les Franciscains ; elles devinrent des ordres, enregimentés au service de l'unité doctrinale et qui épaulaient le clergé simplement en portant témoignage, les Dominicains s'efforçant plutôt de convaincre, les Franciscains d'émouvoir. Quand on les obligea à se fixer pour mieux les contrôler, les églises qu'ils bâtirent étaient de simples halles destinées à la prédication. Ils recoururent à l'image, ou plutôt à l'imagerie simple et frappante, par la peinture, un art plus léger, qui d'ailleurs se prêtait mieux à la démultiplication. Ils furent les agents d'une vulgarisation précoce de l'image de piété.
Dès 1230 ils étaient partout, dans l'université, dans la cour des princes, dans la société urbaine. Ils rénovèrent de fond en comble le christianisme ; ce qu'il nous en reste vient d'eux. Acteurs d'une reconversion radicale, ils inquiétèrent la curie romaine. Le ferment d'indocilité qui avait dérangé les structures traditionnelles risquait de les ranger du côté des contestataires.

La théocratie se heurtait en effet à une double résistance. Pour une culture profane qu'alimentait la diffusion du savoir, la Nature, oeuvre de Dieu, est bonne et on peut sans craindre la damnation s'abandonner à ses séductions, parmi lesquelles la beauté des formes. Les germes d'une désacralisation de l'oeuvre ouvrent bientôt la voie à la recherche de la grâce, de l'élégance, de la virtuosité.
Par ailleurs, les princes et leurs serviteurs étaient jaloux de leurs prérogatives. S'ils aidaient toujours à bâtir églises et cathédrales, ils dépensaient de plus en plus pour orner le lieu où le culte était célébré pour eux – telle la Sainte Chapelle de saint Louis : un espace sacré mais privé.
Au Sud, le clergé s'était toujours heurté à ce qui restait d'une culture héritée de l'Antiquité, un fonds romain qu'avaient fertilisé les apports juifs, arabes et helléniques. En Castille et en Sicile, les princes étaient vénérés pour leur savoir plus que pour leur piété.

C'est vers l'Italie que les forces vives de l'Europe se déplaceront dans la seconde moitié du XIIIe s. La fierté civique y portait les communes à relever le décor monumental, à dessiner un urbanisme inspiré de l'antique. La
résistance à l'emprise cléricale fut surtout vive au sud de la péninsule : Frédéric II (empereur germanique et roi de Sicile) s'y dressait contre le pape, lequel l'accusait d'affirmer que « l'homme ne devrait rien croire qui ne puisse être prouvé par la force de la raison ». Il jeta les bases de la grande Renaissance, dont on vit éclore les bourgeons dans les années 1300, dans l'oeuvre de Dante et dans celle de Giotto qui ramena la peinture franciscaine « du grec au latin » et l'éleva au premier rang des arts.



Chapitre IV : 1320 – 1400 (pp.83 – 107)

Le tableau de la France du XIVe s. est souvent sombre : pillages, guerre de Cent Ans, exode des paysans, population frappée par la peste, massacres des lépreux et des Juifs. Mais l'Angleterre, l'Allemagne, l'Espagne et le Portugal, l'Italie tirèrent profit de nouvelles ressources. Les chocs qui ébranlaient l'Europe provoquèrent la hausse du niveau de vie moyen ; l'argent se gagnait et se dépensait aisément. Au milieu de tant de dégâts, la production de l'oeuvre d'art ne faiblit pas. Ce furent ses formes qui se modifièrent.

La part du sacré semble se réduire dans la production artistique. L'art se dégageait peu à peu de la tutelle des gens d'Eglise. Les fidèles n'étaient pas moins soucieux du surnaturel et de leur salut, mais l'intériorisation du christianisme s'accentuait.
Une innovation financière surtout, celle d'un système fiscal drainant l'impôt régulier vers les caisses de l'Etat, retentit fortement sur l'histoire des arts. L'Etat le plus puissant était l'Eglise et si les coffres de la papauté revigorèrent l'art sacré en France méridionale, l'argent qui parvenait aux pontifes via les banquiers toscans servit surtout à exhiber en Avignon les signes de leur puissance temporelle.
En Angleterre aussi les prélats rebâtissaient somptueusement leurs résidences. Il paraissait légitime aux dirigeants ecclésiastiques de se montrer aussi magnifiques que les rois ; ils faisaient nettement la part entre ce qu'ils devaient à Dieu et ce que réclamait leur propre gloire.

La distinction entre les choses terrestres et celles du ciel s'accentuait. La ligne de
séparation entre le sacré et le profane esquissée en Europe du Sud au XIIIe s. gagna Paris où l'on s'avisa qu'il était impossible de concilier le dogme et la raison ; la tentative de Thomas d'Aquin fut jugée vaine et condamnable. Il y a d'un côté ce qui relève de la foi, le champ de l'immatériel, et de l'autre le domaine du sensible que l'homme a le devoir d'étudier par l'observation et le raisonnement. Pour bien gouverner, que le prince se réfère à la Politique d'Aristote. La tendance au réalisme qui s'affirme alors dans l'oeuvre des peintres et des sculpteurs correspond à ce désir de dégager de l'emprise du sacré une aire de liberté.
En 1400 c'est désormais pour le palais (royal, papal, épiscopal, communal) que travaillent les artistes.

Les contrats entre le commanditaire et l'exécutant précisent les gages, le matériau et la manière de développer le thème, mais l'artiste se réserve la faculté d'y imprimer la marque de sa propre sensibilité ; on voit ainsi pointer, au sein d'une société de plus en plus individualiste, l'autonomie de l'artiste.
Le desserrement des contraintes bridant les initiatives individuelles était favorisé par la prédication des frères mendiants exhortant chaque fidèle à approfondir une relation personnelle avec l'esprit. Les oeuvres d'art se proposaient d'aider à la communication avec l'invisible et la part du sacré y reste prépondérante; la foi devient affaire de coeur. Les XIIe et XIIIe s. avaient pensé la relation avec le divin sous la forme d'un rayon lumineux ; le XIVe, selon les codes de la poésie courtoise, l'établit par le regard. A cette époque où s'impose le geste de l'élévation offrant l'hostie consacrée à la contemplation individuelle, s'étend le rôle de l'image pieuse où chacun peut à tout moment puiser le réconfort. L'oeuvre d'art aussi tend à devenir objet d'appropriation personnelle ; les artistes travaillent principalement sur commande privée.
Celui qui commandait un reliquaire ou un vitrail entendait être reconnu comme donateur : significatives sont les marques de possession marquant la plupart des ouvrages de ce temps.

Cette
mainmise de l'individu sur l'oeuvre fait que les dimensions s'en restreignent. Les chefs-d'oeuvre des XIe, XIIe, XIIIe s. étaient des monuments, conçus pour des collectivités. Les objets du XIVe s. sont de taille moyenne, faits pour être placés dans des endroits privés ou transportés.
Dieu et les saints restent les premiers servis, mais d'une autre manière. Au XIe s., l'art sacré culminait dans le monastère, au début du XIIIe dans la cathédrale. L'oeuvre d'art caractéristique du XIVe est la chapelle, souvent intégrée à la demeure familiale et répondant aux exigences d'une pratique de plus en plus enclose, émotive. Son architecture compte moins que ce qu'elle contient : des reliquaires, des livres d'heures, des images. Ces images racontent la vie du Christ et des saints, avertissent que la mort est là qui rôde, réconfortent. Leur fonction est d'émouvoir, d'éveiller la terreur sacrée, le repentir. De là l'effacement de la rationalité, la tombée dans la mièvrerie et le douceâtre.

L'autre objet caractéristique de l'art du XIVe s. est le tombeau ; s'il appartient encore au sacré, il penche vers le profane. Les funérailles comptent parmi les fêtes majeures, celles où se reconstitue la cohésion du tissu social. Nombre de commandes passées aux artistes concernent le tombeau ; on veut y imposer sa marque ostensible, y inscrire plus que son nom : sa forme corporelle reconnaissable ; nulle part l'appropriation de l'oeuvre d'art n'est plus apparente. Là s'exprime une revanche de l'orgueil humain, et l'affirmation des pouvoirs que l'homme revendique en ce monde. Tout le faste qui s'appliquait jadis à célébrer Dieu se transporte sur la sépulture des cardinaux et des princes.

Les grands dépensent aussi beaucoup pour que leur logis soit somptueux. Les seigneurs féodaux étaient des hommes de plein air, leur maison était un abri précaire. Au XIVe s. elle devient vraiment demeure, dont on orne de fresques, de tapisseries, les chambres intimes, comme la chapelle. Par ailleurs, le costume de parade est des oeuvres d'art du XIVe s. la plus personnelle et la plus éloignée du sacré. Les accessoires de la toilette manifestent le raffinement de l'art profane. Qui est aussi, pudique, un art d'aimer : le corps d'Eve dans les Très Riches Heures est bien plus émouvant que sur le tympan d'Autun.

Au XIVe s. la guerre change de dimension. L'impôt permet de solder des troupes plus nombreuses que les chefs d'Etat lancent contre leurs voisins. Le
renforcement des Etats ébranle les institutions qui avaient rassemblé l'Europe. Le pouvoir de la papauté, établie en Avignon sous la tutelle des Capétiens, en souffre: on lui reproche son faste, l'hérésie se ranime, et la crise aboutit à déchirer la chrétienté.
Les Etats se replient sur eux-mêmes, les princes créent chacun leur ordre de chevalerie, gage de loyauté, et fondent leur propre université, les nations se referment sur leur identité et exaltent leurs saints protecteurs, les langues nationales refoulent le latin et accèdent à la dignité de l'écrit.
Un tel cloisonnement retentit sur la création artistique. Les villes sont des foyers de création vivaces mais qui tendent à se resserrer sur leurs traditions ; des « écoles » locales se constituent, et le provincialisme qui se discerne dans les productions de ce temps procède du fractionnement politique.



Ce qui frappe après avoir suivi pendant un millénaire l'évolution de la création artistique en Europe, c'est la continuité des fonctions de l'oeuvre d'art. Seul l'affecte le mouvement de vulgarisation progressive qui étend dans le corps social des goûts et des usages dont, au départ, les chefs détenaient le monopole.
La continuité quant aux structures qui confèrent aux formes artistiques diversité et unité est également saisissante. Au seuil du XVe s. comme aux temps carolingiens, deux régions sont aux avant-gardes du dynamisme : au Nord les arts du bois et du métal s'appliquent à des objets légers, au Sud dominent les arts de la pierre et la monumentalité, et la synthèse entre ce qui vient de l'une et de l'autre s'opère dans l'Europe médiane, sous l'égide des pouvoirs prépondérants, ceux de l'empereur, du pape et du roi de France. La fonction unificatrice fut en permanence remplie par Avignon et par Paris ; c'est là que se forgea le style appelé gothique international. Paris en 1400 brillait de tous ses feux, son université gardait sa prééminence sur tous les autres centres d'études.
Mais bientôt Paris fut ruiné par la guerre civile et la papauté se détacha lentement d'Avignon. La création artistique se dispersa. Ce que nous appelons la Renaissance s'épanouissait déjà depuis un siècle au Sud, depuis qu'y germaient les ferments déposés par Frédéric II et par les patriciens toscans. Au Nord ce que nous appelons le Moyen Age allait se prolonger pendant un siècle encore.


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