dimanche 3 août 2008

José SARAMAGO, "Pérégrinations portugaises"



«Le bonheur, que le lecteur le sache, a d'innombrables visages. Voyager est probablement l'un d'eux. Qu'il confie ses fleurs à qui saura s'en occuper et qu'il se mette en route.»



Ce n'est pas un roman, mais cela se lit comme un roman tant le débit narratif est alerte et vigoureux. Ce n'est pas vraiment une histoire, mais cela peut se lire comme une histoire, avec un début, une progression (à défaut d'intrigue) et une fin ── une fin ouverte comme peu le sont... Et ce n'est certainement pas un guide touristique, même si cela foisonne de précisions architecturales, artistiques ou historiques.

Une page prise au hasard situera le ton d'un texte qu'on est tenté de qualifier facilement d'indéfinissable: «Le voyageur a pris la route qui existe, il a suivi la grande courbe vers le nord et laissant de côté pour l'instant le cap Carvoeiro, il est descendu à Peniche. Une fois là, il est allé s'informer des arrivées et des départs pour les îles Berlengas. (...) Il pensait qu'on allait dans ces îles lointaines comme on prend l'autocar ou le train. Eh bien, pas du tout. (...) Le voyageur se tient sur le quai telle une statue de la désolation, il semble que personne ne pourra l'arracher de sitôt à sa consternation, mais la physiologie ayant les réactions déconcertantes qu'on lui connaît, la contrariété fut soudain contrebalancée par une faim avérée. (...) La vie retire avec la main droite et donne avec la gauche, ou inversement. Le voyageur a eu les Berlengas dans son assiette, les îles et toute la mer autour, les eaux profondes et bleues, les grottes sonores, la forteresse de Sao Joao Baptista, la promenade en bateau à rames. Tout ça dans une tranche de perche de mer? Tout ça, et il reste encore du poisson» (p.304).

Tout ça... En effet, ce voyageur n'est pas un touriste, il est un voyageur, et «la différence est sensible» (p.322). Un touriste va au loin voir ce qu'il faut avoir vu, ce qui «vaut le détour» et mérite trois étoiles au Michelin (les étoiles du pré-vu et du pré-commenté). Ce voyageur-ci a pour tout ce qui s'offre à lui un regard, une attention, une affection ou une réticence qui se nourrissent de sa subjectivité. Ce qui n'a rien à voir avec l'adage paralysant selon lequel «des goûts et des couleurs, n'est-ce pas...», et qu'une autre page encore prise au hasard peut sans doute éclairer: «En vérité, il ne va pas se laisser intimider par les dimensions du monument, ni se perdre dans l'examen, très vite fatigant, de chaque pierre, chapiteau, ornement, statue (...). Il aura une impression d'ensemble et s'en contentera, et comme il est un simple curieux, il osera penser à contre-courant des opinions reçues et fondées, car le fait d'avoir des yeux, des goûts bien à lui et une sensibilité probablement suffisamment développée l'y autorise. (...) Entendons-nous bien. Le voyageur n'a aucun doute sur la légitimité des éloges qui ont plu sur ce lieu et il pourrait, sans se forcer, leur adjoindre les siens. Mais comme la perfection n'est pas une fin en soi, (...) il préfère se trouver avec l'artiste dans cette vaste frange du travail humain où la victoire sur la matière n'est pas totale, (...) où on préfère que [l'artiste] ne réussisse pas à tout dire, peut-être, qui sait, parce que ce prétendu tout est encore un stade intermédiaire dans l'expression» (p.266). Quelques lignes plus loin, après qu'ait cependant été nommé «avec sincérité le plaisir sans mélange qui l'inonde» quand il regarde de l'entrée la nef principale et qu'il se déplace dans un espace où «ce qui est statique devient dynamique, où ce qui est dynamique s'arrête pour puiser des forces dans l'immobilité», nous comprenons avec lui que «tout n'était pas dit: trois hirondelles sont entrées par la porte, elles ont volé en s'égosillant tout en haut de la nef. Alors une autre impression s'est emparée du voyageur, accompagnée d'un long frisson, prouvant ainsi qu'on peut toujours aller plus loin, ajoutant à la langue un autre langage, à la voûte l'oiseau, au silence le cri» (p.267).

Chaque étape d'un long périple par les routes, les sentiers, les villes et les villages du Portugal suscite ainsi la rencontre et le dialogue entre l'attente, la surprise, l'impression, le souvenir, la réflexion, le prosaïque, la découverte, l'indignation parfois, la pulsation de la vie toujours.

Le voyageur désigné par ce seul terme anonyme n'a pas d'âge, pas de profession, pas d'état civil, pas de domicile. Il est de passage partout où il s'arrête quelques heures et d'où il repart en se faisant parfois la promesse d'y revenir. De passage dans un pays qui est le sien et dont il découvre des paysages qui souvent le comblent, des trésors humbles et oubliés que son regard ressuscite; il y rencontre le passé toujours vivant dans des gestes, des histoires transmises, des pierres ébréchées, des témoins émouvants comme ce collier d'esclave dans un musée, un passé qui se mêle au présent des conversations nouées au hasard, des clés qu'il faut trouver chez la femme du sacristain, des gamins qui jouent dans le coin... «Il parle toujours des hommes, de ceux qui hier ont érigé des pierres neuves aujourd'hui vieillies, de ces hommes qui répètent aujourd'hui les gestes de la construction et apprennent à construire de nouveaux gestes. Si le voyageur n'est pas clair dans ce qu'il écrit, que le lecteur s'emploie à le rendre plus clair, il en a aussi le devoir» (p.190).

Ce personnage anonyme a un statut étrange dans le récit: il est à la fois vu du dehors et décrit de l'intérieur, à la troisième personne et au présent, par un narrateur dont on devine qu'il est également l'auteur ── quand, par exemple, il évoque en quelques lignes extrêmement sobres la maison de son enfance: «c'est ici, à Azinhaga, que le voyageur a vu le jour» (p.278). Cela aboutit à une sorte de confusion entre auteur, héros et narrateur, où la distance engendrée par le recours à la troisième personne s'en trouve accentuée en un curieux effet d'objectivité apparente. Par ailleurs, le fait même de relater un voyage dans l'espace qui est aussi un voyage dans le temps implique que l'on s'en distancie, qu'on en parle comme d'un objet qui est là, observé, décrit, un objet dont on serait à la fois détaché et contemporain: le "il" instaure la distance, le présent la proximité.

Publié en 1994, ce dernier ouvrage traduit en français près de dix ans plus tard n'est pas le plus récent de Saramago. On peut comprendre qu'un éditeur ait hésité, craignant peut-être que le lecteur francophone ne soit rebuté par d'abondantes références à une histoire et une culture qui lui restent extérieures. Cet aspect reste toutefois secondaire: ce qui est vu importe moins que la façon de le voir. Et le titre de la version française l'annonce magnifiquement: au lieu d'une traduction platement littérale qui aurait donné
Voyage au Portugal, les sonorités un peu sinueuses, le pluriel et l'indéfini dont il est porteur, les échos entre les consonnes et l'allure doucement déambulatoire de Pérégrinations portugaises disent bien le rythme et le ton d'un parcours où «tout est mentionné au petit bonheur, sans critère ni jugement, où (...) ce que le voyageur essaie de faire, c'est d'apprendre à voir, apprendre à entendre, apprendre à dire» (p.167).

«Le voyageur a voyagé dans son pays. Cela signifie qu'il a voyagé à l'intérieur de lui-même» fait remarquer l'auteur dans la
Présentation d'une oeuvre qui n'est ni un roman ni un journal. A la dernière page, le chemin mène, semble-t-il, au bout des terres, à la lisière de l'espace habité: «il ne pourrait pas avancer plus loin. D'ici à la mer, il y a cinquante mètres à pic. En contrebas les vagues cognent sur les rochers. On n'entend rien. On se croirait dans un rêve».
Mais est-ce pour autant la lisière du temps? «La fin d'un voyage est tout juste le commencement d'un autre. (...) Le voyage ne finit jamais. Seuls les voyageurs finissent. Et même eux peuvent se prolonger dans la mémoire, dans le souvenir, dans un récit».


Claire Papageorgiadis


José Saramago
Pérégrinations portugaises
traduit du portugais par Geneviève Leibrich
Paris, Seuil, 2003
438 pages

(publié dans
Indications, 2004)
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