lundi 21 juillet 2008

José SARAMAGO, "Manuel de peinture et de calligraphie"



Un livre qui raconte l'histoire d'un homme qui écrit un livre. Comme ces tableaux où un peintre peint un peintre qui est en train de peindre... L'itinéraire d'une prise de conscience et d'une rupture de la part d'un individu, d'un artiste et d'une société.



Le Docteur Gachet peint par Van Gogh est Van Gogh, pas Gachet: telle est l'évidence qui s'impose crûment à H., portraitiste «honnête» si l'on veut, correct, acceptable, mais qui un beau jour n'accepte plus de ne pas être honnête envers lui-même. Sa peinture lui renvoie l'image de sa nullité: «je suis forcé de me voir dans chaque portrait que je peins, inutile, fatigué, résigné, perdu, puisque je ne suis ni Rembrandt ni Van Gogh, bien évidemment.»(p.77) Il n'est même pas un peintre médiocre: il est, c'est pire, un peintre qui peint pour rien, qui ne produit que ce qu'on attend de lui, à savoir une ressemblance flatteuse. Peindre des tableaux devant lesquels on s'arrête «avec un esprit vide d'idées qui n'a d'égal que l'absence de signification de la peinture, (...) vivre du mensonge et en faire la vérité, le justifier en lui donnant le nom irréfutable d'art peut parfois devenir insupportable.»(p.49)


H. a la cinquantaine ── l'âge, par exemple, de Stendhal quand il entreprend d'écrire la
Vie de Henry Brulard, s'aventurant à la recherche de lui-même sous un patronyme qui lui permettait de “brûler” le nom du père haï. H. ne brûlera pas la toile qu'on vient de lui commander, elle ira dans les délais convenus garnir la salle d'un conseil d'administration, mais il recouvrira «le deuxième tableau de peinture noire avec une bombe de spray.»(p.59)
Il y avait en effet un deuxième tableau, un portrait parallèle auquel il travaillait rageusement quand son modèle, S., avait quitté l'atelier: «c'était le produit de la colère et l'argent ne le paralysait pas. Je pensais encore à ce moment-là que mon métier de peintre suffirait à la petite victoire d'une réconciliation avec moi-même.»(p.50) Mais «curieusement, l'idée [lui] est venue naturellement de se lancer dans la voie détournée de l'écriture pour faire le portrait définitif de S.»(p.20). Après quelques semaines où il écrit chaque jour tout en continuant à travailler aux deux tableaux, il constate qu'il ne peut pas «être le peintre capable de réaliser son projet dans le second tableau s'[il] continue à peindre docilement le premier.»(p.59) Le jeu s'est compliqué, il se découvre «un peintre qui a échoué deux fois, qui persévère dans l'erreur parce qu'il est incapable d'en sortir».(p.20) Le tableau noirci relégué au fond d'un débarras, s'ouvre alors le seul et vaste espace de l'écriture: «je vais m'attacher à déchiffrer une énigme à l'aide d'un code qui m'est inconnu (...) je ne sais pas comment je procéderai, je ne sais pas quelle sorte de vérité je recherche: je sais seulement que ne pas savoir m'est devenu intolérable.»(pp.20-21)


Ces trois étapes, présentées ici dans un certain ordre, sont imbriquées d'une façon étonnante pendant les sept premiers chapitres de ce
Manuel de peinture et de calligraphie. Saramago, en virtuose, y déconstruit la chronologie et cela ne freine en rien la lecture, entraînée par la clarté de la phrase, la simplicité du vocabulaire et de la syntaxe, la fluidité du rythme. Ce qui devient peu à peu naturel, c'est le caractère accessoire de la succession chronologique: sous la plume, le temps se déploie et s'étale en une sorte de présent perpétuel. De façon presque paradoxale, c'est la linéarité même de l'écriture qui permet au narrateur de percevoir le temps comme non linéaire, d'en traverser les strates, de glisser de l'une à l'autre pour nager dans cette« masse gélatineuse, épaisse et obscure»(p.89).

L'écriture, à laquelle il s'essaie, «ce nouveau dessin qui voit le jour sans qu'[il] ait appris à le confectionner»(p.60), sera à la fois le code et le déchiffrage: «c'était comme si la nouveauté de l'instrument, tout ce qui devait être pour moi invention véritable, suffisait en soi à me rapprocher de l'objectif.»(p.75) C'est un autre outil que la peinture, mais il les rapproche sans cesse: «un verbe est une couleur, un substantif est un trait.»(p.127) En grec, la calligraphie désignait le talent de bien écrire mais aussi de bien dessiner ou peindre...
H. fera ses gammes, recopiera «pour se faire la main, comme s'[il] copiait un tableau» des textes autobiographiques ou présentés comme tels, qui le confirment dans l'incertitude qu'il y a «de délimiter la part du faux dans le vrai et celle du vrai dans le faux.»(p.91)
Ayant jaugé «l'inanité de la méthode classique», il rédige alors plusieurs
Exercices d'autobiographie en forme de relation de voyage ou en forme de chapitre de livre, qui sont en fait des fragments «d'autobiographie dissimulée»(p.101). Il y transcrit des impressions ressenties dans quelques grands musées et le commentaire qu'il fait de son texte apparemment descriptif l'éclaire sur la méthode qu'il a choisie pour parler de lui: «cacher pour découvrir». Il a acheté des cartes postales reproduisant entre autres deux oeuvres d'un peintre du XIVe siècle, Vitale da Bologna, dont le Saint Georges tuant le dragon lui rappelle le cheval peint par Picasso dans Guernica. Il relate une visite à la Biennale d'art contemporain à Venise, et c'est l'occasion de s'interroger plus intimement: «Je donnerais tout mon art de peintre pour connaître les raisons profondes qui poussent les gens à écrire (...) Pourquoi me suis-je polarisé là-dessus, pourquoi cela m'a-t-il obsédé au point que j'en ai parlé en tout premier lieu, me trahissant ainsi? Je n'en étais pas conscient quand je l'ai écrit (...) parce que la première fois on se sert toujours d'une langue secrète qui dit tout, mais que rien ne permet de comprendre.»(pp.122-123) Une scène de l'enfance éclate alors tout d'un coup à la surface de la conscience: «J'ai ramassé le moineau par terre. Je l'ai regardé mourir dans mes mains jointes (...) Il est mort une nouvelle fois à Venise (...) L'oiseau de Trubbiani en cuivre et en aluminium s'est posé sur la paume de ma main, prenant la place du corps encore tiède de l'autre oiseau assassiné.»(p.125)


Déconstruction de la chronologie, dérision du souci d'un enchaînement temporel et d'une localisation ponctuelle, vérité du temps et de l'espace nus où inscrire la vie: «Ce qui n'existe pas encore, ce qui est venu et qui passe, ce qui n'est plus. Le lieu seulement espace, et non pas lieu, le lieu occupé et donc nommé, le lieu à nouveau espace et sédiment de ce qui subsiste. Telle est la biographie la plus simple d'un monde, d'un homme et peut-être aussi d'un tableau. Ou d'un livre. Je persiste à dire que tout est biographie. Tout est vie vécue, peinte, écrite: le fait d'être en train de vivre, de peindre, d'écrire: le fait d'avoir vécu, écrit, peint.»(p.126) Tout est bio-graphie: le chapitre central livre là le motif fondamental d'une longue et attentive observation de l'ici et maintenant en tant qu'inscrit dans un espace-temps dilaté. De même que Saramago rend au mot
biographie son sens originel d'«écrire la vie» (et non «la vie de»), l'étymologie permet de comprendre calligraphie dans le sens d'«écrire le beau» et son corollaire, le vrai.


L'apprenti calligraphe observe les gens qui l'entourent, les rapports qu'il entretient principalement avec ceux qui sont ses amis par hasard et avec sa maîtresse du moment. «Ces personnes ici auront un nom: elles ne sont pas importantes. Je donnerai le nom d'Adelina par exemple: je me contente de coucher avec elle, je ne la connais pas et ne désire pas la connaître.»(p.28) Il découvre que «des habitants ne sont pas la condition suffisante pour que le désert cesse d'être désert (...) J'en ai pris conscience quand j'ai commencé à écrire: finalement tout mon effort a consisté à retrouver le désert pour (essayer de) comprendre ensuite ce qui subsisterait, ce qui a subsisté, ce qui subsiste. La solitude, certes, mais peut-être pas la stérilité. Un endroit inhabité, j'en conviens, mais pas inhabitable.»(p.148)

Il observe avec une liberté accrue les clients chez qui il se rend pour une nouvelle commande qu'il a acceptée mais qu'il refusera de mener à terme, et il s'observe quand il décide à peu près au même moment de peindre, chez lui et pour lui, un saint Antoine de bois vermoulu qui partage fraternellement son appartement, et qui est ── comme lui ── «sans enfant, sans auréole, sans livre». Pour le cadrer, il reproduira l'architecture de la prison et le sol carrelé des
Scènes de la vie de saint Antoine de Vitale da Bologna, où les plans «sont ordonnés selon une perspective multiple qui place simultanément le spectateur à tous les points de vue possibles, où l'incongruité est telle qu'on voit reposer sur un carrelage qui s'enfuit vers l'intérieur du tableau, en ignorant totalement les lois de la perspective de la Renaissance, le bâtiment d'une prison qui, lui, obéit à ces mêmes lois jusqu'à l'absurdité. L'effet est celui que provoquerait peut-être en nous la représentation d'une quatrième dimension dans laquelle on imaginerait déjà une autre dimension.» (p.139)

Pour désigner cette autre dimension «non terrestre, un déplacement simultané dans le temps (seconde) et dans l'espace (centimètre)»(p.145), H. invente le terme de «centiseconde». Là, il peut «mener par la bride le cheval de saint Georges peint par Vitale da Bologna, le mener à partir de Lisbonne ou en provenance de Bologne à travers l'Espagne et la France, vers Paris, dans le Quartier latin, dans la rue des Grands-Augustins et dire à Picasso: “Peintre, voici ton modèle”.» (p.151)
Cette dimension est également celle que l'écriture de Saramago parvient à évoquer, par son aisance à rapprocher des motifs, à quitter un thème pour un autre et à le retrouver au détour d'une phrase, sans du tout qu'il s'agisse d'une digression mais bien plutôt d'un mouvement en apparence centrifuge, en réalité centripète, qui fait converger les éléments vers un noyau rayonnant. Au coeur de l'aventure humaine, «la meilleure arme contre la mort n'est pas simplement la vie, pour unique, pour précieuse qu'elle soit légitimement. Cette meilleure arme n'est pas ma vie que la mort effraye, c'est tout ce qui fut vie avant elle et qui perdure, d'être en être, jusqu'à aujourd'hui.»(p.182)

H. observe enfin la société où il vit, encore paralysée sous le gouvernement postsalazariste de Marcelo Caetano (renversé en 1974). Ces références très claires à une situation historique précise peuvent être tenues pour une faiblesse; un contexte davantage allusif et dès lors plus universel aurait sans doute élargi le propos. Il n'empêche que la justesse et l'authenticité du questionnement sont sans équivoque: «Et moi, je fais quoi là-dedans? Moi, portugais, ex-peintre de gens bien et aujourd'hui chômeur, moi, portraitiste des protégés et des protecteurs de Salazar et de Marcelo (...), moi par conséquent protégé par ceux qui protègent cela en se protégeant eux-mêmes, et par conséquent moi aussi protégé et protecteur dans la pratique, même si ce n'est pas le cas en pensée, moi je fais quoi?» (p.211) L'interrogation soulève tout le problème de l'art officiel ── celui que tout le monde comprend, puisqu'il n'y a rien à comprendre ──, de la fonction de l'artiste et de la portée de l'art au sein de chaque époque comme à travers les siècles. «Un homme s'avance dans des espaces, des salles peuplées de visages et de figures ── et à coup sûr il n'en sort pas tel qu'il y était entré, ou alors il aurait mieux fait de ne pas entrer (...) La question des avantages ou des inconvénients des musées n'est peut-être qu'un divertissement d'érudits et de critiques. A mon humble avis, il s'agit simplement de savoir où se trouvent les oeuvres d'art, comment on peut les voir, comment on apprend à les regarder, et surtout pourquoi tout cela (se trouver, voir, regarder) doit se faire.»(p.103)

Le livre se termine sur la chute de la dictature au Portugal et le rôle politique de son ami Antonio, l'architecte taciturne et secret, qui avait troublé (le temps d'un soir...) leur petit cercle en découvrant le tableau «invisible sous sa peinture noire» et, après un ironique «Tu t'es mis à l'abstrait, maintenant?», lancé la question qu'il fallait: «Mais quand se décidera-t-il donc à peindre?» (pp.83-84). Sur le chevalet, une toile est prête depuis des semaines, que H. se sentait incapable de commencer. Au moment où s'achève son récit «qui fut un défi et qui a duré le temps qu'un homme finisse et qu'un autre commence (...), [il se] lance un autre défi sur [son] vrai terrain: être capable de mettre sur cette toile ce qu'[il] a mis dans ces pages (...) Et cet autoportrait voudra dire plus, en tant que copie, que ce qui est dit sur ce qu'il copie.»(pp.251-252)


Le
Manuel de peinture et de calligraphie n'est pas véritablement un roman, ce n'est pas non plus au sens propre un journal ni une autobiographie. Ce «récit d'un quotidien sans projet (je veux parler du récit, pas du quotidien, qui pourrait avoir un projet)»(p.206) est un peu tout cela à la fois. C'est une oeuvre foncièrement originale, à la structure sans doute encore laborieuse mais où s'affirme vigoureusement le talent de quelqu'un qui sait raconter: il s'agit de la première oeuvre narrative d'une réelle ampleur publiée, en 1977 pour la première édition, par le futur prix Nobel de littérature 1998, un Saramago autodidacte, à l'époque journaliste et auteur de quelques poèmes. Le texte, mené avec alacrité, est parcouru d'une sève puissante, innervé comme il l'est par la quête du sens, qui ne peut se figer. «Il faut en finir avec l'idée que le sens serait explicatif, écrit Bernard Noël dans Magritte. L'explication n'est bonne qu'à domestiquer ce qui nous entoure. Le sens ne saurait être le complice de cette appropriation généralisée qui transforme la réalité en nomenclature; il est au contraire ce qui nous interdit de nous rendre maîtres des choses, car il n'a pas de fin. Le sens est une relation qui produit du sens: il est vivacité, non pas fixation; il transforme et matérialise. A quoi mène cette transformation? Elle est infinie, c'est-à-dire interminable.» Le narrateur ne remarquait-il pas dès les premières pages: «Je m'observe en train d'écrire comme je ne me suis jamais observé en train de peindre et je découvre tout ce que cet acte a de fascinant: dans la peinture, il vient toujours un moment où le tableau ne supporte pas un seul coup de pinceau de plus (mauvais ou bon, cela le rendrait pire) tandis que ces lignes peuvent se prolonger indéfiniment (...) Je pourrai toujours écrire, jusqu'à la fin de ma vie» (p.21) ...


Claire Papageorgiadis

Paris, Seuil,2000
Traduit du portugais par G. Leibrich
Roman, 254 pages
(publié dans Indications, 2000)
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