lundi 21 juillet 2008

Pavlos Matessis, "L'Ancien des jours"



Une sarabande que rythment puissances supérieures et forces infernales: Satan mène la danse avec Apollon.


Voir dans
L'Ancien des jours une description romancée de la paysannerie grecque à un moment donné, l'évocation plus ou moins sociologique d'une mentalité rurale prompte à la superstition, ce serait non seulement limiter la portée de l'oeuvre mais surtout barrer la voie à la sève qui y circule et qui brasse avec une énergie fondamentale les questions primordiales et les réponses toujours mythiques ── dans l'acception la plus large du terme ── qu'y apportent les hommes.

C'est pourtant à un récit relevant plutôt de la couleur locale ou du folklore qu'on aboutit dès que l'on tente de brosser un résumé de cette histoire qui a pour cadre le cercle aride de quelques villages de montagne. Les habitants n'y ont, hélas, rien de quoi ils pourraient tirer fierté. Aussi est-ce avec ferveur qu'ils accueillent Elissaios, le Sorcier, dont le regard peut embraser ce qu'il fixe et qui guérit les femmes stériles... en les engrossant. Les siens l'ont banni pour n'avoir pu accomplir une résurrection qu'il leur avait promise. Zagros, son hôte, sera témoin d'une autre résurrection manquée mais maquillée en ascension céleste. Quand l'enfant de Zagros meurt par la faute d'Elissaios, le prestige de ce dernier est tel que les villageois tourneront leur colère contre le père, coupable à leurs yeux de proférer des menaces sacrilèges envers le Prophète. Qui l'avertit: «Que jamais les puissances d'en haut te voient lever le doigt sur moi, elles vont te l'amputer» (p.53), mais Zagros, dont on a saccagé les biens et éventré la tombe familiale, décide alors d'amener, lui, le désordre. Il se coupe le doigt en cachette et entreprend de feindre la dévotion: «Tu es quelqu'un de choisi. Les puissances m'ont repris mon doigt (...) Et il vit qu'Elissaios était troublé et radieux comme au seuil d'une Seconde Parousie. Je le possède le charlatan, se dit alors Zagros et il se releva sur les genoux triomphant et il lui disait en le suppliant, prends-moi avec toi!» (pp. 61-62).
Tandis que l'emprise de Zagros sur Elissaios va croissant et qu'il le convainc de plus en plus fermement d'exercer son don de thaumaturge, les deux hommes s'éprennent l'un de l'autre. Cette passion éblouissante estompe par moments chez Zagros le souvenir de l'enfant mort: «pendant qu'il considérait Elissaios endormi, il oublia qu'il avait eu un enfant autrefois» (p.195); le désir profond de venger la mort de son fils, qui l'a poussé à suivre le saint homme, s'en trouve voilé. Si un jour Zagros a songé «Je vais l'élever au rang des saints, il va s'écrouler dans un grand vacarme quand viendra l'heure pour moi de le démolir» (p.106), à d'autres moments il «s'attristait parce que l'heure était proche où il révélerait à Elissaios la vérité sur sa main, sur l'ablation(...) Comment dormir ensuite sans l'étreinte de tes bras?» (p.143).
Un véritable culte, qui ira jusqu'au délire, s'instaure progressivement à l'égard des «deux Elissaios, c'est ainsi qu'ils les appelaient» (p.137). «Les paysans considéraient leur seule présence comme porteuse de miracle, quand ils entraient tous les deux dans un village (...) Tous poussaient de concert un seul cri. Et le cri atteignait le village voisin qui l'entendait et hurlait. Et une chaîne de lamentations festives liait tous les villages de la couronne de montagnes. Le jeune homme de Dieu est apparu! criaient-ils et ils se prosternaient» (p.178). Tous, sauf la mère Malavita, la tante d'Elissaios, que «le village respectait parce qu'elle n'avait pas peur des morts» (p.105). Elle ira «mettre de l'ordre» (p.92 et p.107) chez un cousin d'Amérique revenu au pays porteur d'une maladie mortelle et qui prend plaisir à débaucher et à contaminer les enfants. Tranquillement, «elle le lava, l'habilla avec des vêtements propres de deuil et ensuite elle lui administra les trois poisons qu'elle avait apportés(...) Puis elle le pleura et le veilla elle-même toute la nuit» (p.112). Rentrée chez elle, «elle chaula la maison et planta de nouveaux rosiers (...) Et Elissaios qui était de passage avec Zagros pour la voir, en passant, elle ne se retourna même pas pour le regarder, déguerpissez bande de tarés qu'elle leur a dit. Et votre gloire me fait pas du tout envie moi.» (p.114)
Un jeune homme, Taxiarchis, atteint d'une maladie incurable dont il tire grande gloire, leur tiendra tête également et sèmera le trouble entre eux: «Je ne te permettrai pas de faire de miracle sur ma personne(...) Toi pourquoi as-tu une dent contre lui? demanda-t-il à Zagros en montrant Elissaios» (p.121); «pendant la nuit Elissaios réveilla Zagros à côté de lui et lui demanda, tu as une dent contre moi?» (p.124).
Le désordre et la jalousie gagneront les villages à propos d'une icône peinte par Elissaios. Zagros disparaîtra pendant près d'un mois «parce que là où il dormait il avait senti l'odeur des roses (...) qui recouvraient le sourire entrouvert» de son petit garçon mort (p.194). Au retour, il trouvera Elissaios en proie à la fièvre. Le moment venu, «il lui révèle la vérité, comment son doigt avait été coupé» (p.209) et implore Elissaios de le punir. Et Elissaios, dans un grand cri, l'égorge.

Ce cheminement de Zagros vers le moment de la vengeance peut fournir une trame plausible du récit, un fil conducteur suffisamment robuste pour soutenir le déploiement de l'histoire qui emporte les deux héros. Mais ce texte pétri dans la pâte rugueuse d'un langage immédiat, d'une langue en fermentation, est sans doute un pur roman au sens où Kundera définit le genre comme la grande forme en prose où des thèmes sont travaillés dans et par l'histoire romanesque pour dire ce que seul un roman peut dire; sa «vérité» reste cachée, non-prononcée, non-prononçable. Le romancier ── parce qu'il le dit autrement ── dit autre chose que le philosophe, le sociologue ou l'historien. La cohérence intérieure de
L'Ancien des jours tient à l'entrelacs de thèmes ou de motifs multiples qui s'arc-boutent l'un sur l'autre et se nourrissent mutuellement de leur efflorescence.
Ces motifs sont portés par une puissance narrative d'une force étonnante. Tout n'est que narration dans cette écriture où des lambeaux de langue orale, des bouts de phrases prononcées, sont absorbés par le flux narratif et le renforcent: «Et ils se tournaient vers la cime des montagnes et criaient en se prosternant, faut pas que le prophète descende avec son glaive, faut pas qu'il s'abatte sur nous, on va s'occuper de sévir tout seuls. Et pour se concilier le prophète, ils saccagèrent la propriété de Zagros» (p.55).

La composition révèle dès l'abord une très grande maîtrise. Les premières pages de chacun des trois premiers chapitres reprennent la même scène, à d'infimes variantes près, pour à chaque fois faire tout doucement bifurquer le récit, y greffer des informations (un peu comme le feraient au théâtre les scènes d'exposition) et le reprendre pour le mener dans des directions apparemment contradictoires. Elissaios a-t-il oui ou non ressuscité la jeune accouchée?
Mais y a-t-il une réponse claire? Y a-t-il un oui ou un non définitif? Matessis construit le mystère, mêle et entremêle les strates de croyances toujours vivaces. Pas un élément de réflexion ou d'analyse n'éclaire ni n'explique: il raconte. Les mythes aussi ne font que raconter, sans commenter et sans conclure. La vie et la mort sont nouées l'une à l'autre aux toutes premières lignes. On a l'impresssion que chaque élément, ou presque, se double de son contraire ── un contraire qui ne le nie pas mais l'amplifie. Ainsi la mort de Zagros vient-elle compléter et achever la vie d'Elissaios dans l'apothéose de la dernière page, où des échos de l'Ecriture sainte répondent à un vers d'Homère. Zagros meurt égorgé comme un agneau. «C'est rien que de ta main que je vais accepter d'être crucifié», dit-il à Elissaios, reprenant pour accueillir la mort les mots qu'il a prononcés au seuil de l'amour (cf. p.74): «Mon Père, je remets mon corps entre tes mains. (...) Avant de lever le couteau pour couper le corps de Zagros en deux, Elissaios (...) vit le premier instant de sa vie. Il venait à peine de sortir des entrailles de sa mère (...). Et depuis cet instant il s'était mis à pousser un grand cri de douleur. Ce cri-là, il l'avait dissimulé, laissé inachevé (...) sans qu'il n'ait pu trouver un instant de sa vie digne d'accueillir le reste d'un tel cri. Mais (...) le moment était digne de cet honneur et le reste du cri trouva une place de choix (...) ── Zagreus, dit Elissaios, je te fais don du reste de ce cri» (pp. 211-212).
Le nom de Zagreus qui apparaît pour la première fois à la dernière page éclaire d'un autre jour l'itinéraire qui a mené Zagros du rôle de Précurseur à celui de Sauveur, trônant adulte dans les bras d'une Vierge sur l'icône peinte par son amant. Zagros ne s'est d'ailleurs pas toujours appelé ainsi: «On l'avait d'abord baptisé Pélagios parce qu'on croyait à la réalité pélagique, même si tant de montagnes tout autour les empêchaient de voir la mer. Mais, pour ses six ans, on l'avait baptisé de nouveau. La mer ça existe pas, lui avait dit sa mère, c'est des histoires comme la vie éternelle» (p.44). Si les toponymes grecs comme Vrondou, Pylaia, sont très vraisemblables, force est d'admettre que des prénoms tels que Zagros, Pélagios, Elissaios, sont totalement inusités. Pélagios est le nom grec d'un moine breton hérésiarque, et Zagreus-Dionysos règne aux Enfers, dans l'Hadès où vont les âmes des morts lorsqu'elles se séparent des corps. Quant au Prophète qui prétend se souvenir du temps «avant Constantin et sa Mère» où on l'appelait Lazare, il a décidé à présent de s'appeler Elissaios, du nom d'Elisée, le disciple à qui le prophète Elie a transmis ses pouvoirs surnaturels avant d'être emporté au ciel par un char de feu... Le char est bien présent au détour de plus d'une page. Comme est toujours bien vivant dans chaque village de Grèce le culte du
Profitis Ilias. Face aux deux compères, le pope n'apparaît guère que comme un fonctionnaire de l'orthodoxie et fait pâle figure. C'est une religiosité très païenne qui sourd de chaque scène et de chaque page. La vigueur du mythe orphique rejoint ainsi la veine judéo-chrétienne, dans une fiction aussi iconoclaste que foisonnante. Les dieux en Grèce ne doivent-ils avoir d'autre visage que très humain?


Claire Papageorgiadis


Arles, Actes Sud, 1997
Traduit du grec par Jacques Bouchard
Roman, 212 pages


(publié dans Indications, 1998)
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