lundi 21 juillet 2008

José Saramago, "Le Conte de l'île inconnue"



«C'est une forêt qui navigue et se balance sur les vagues, une forêt où, sans que l'on sache comment, des oiseaux ont commencé à chanter, ils devaient être cachés par là et soudain ils ont décidé de sortir dans la lumière, peut-être parce que la moisson est mûre et qu'il faut la récolter.»



Quel texte joyeux, allègrement serein, et d'une densité cependant minérale nous offre un Saramago dont la plume s'est allégée pour un bref récit qui met au jour, comme on dégage un noyau, l'essentiel des thèmes que cet auteur généralement prolixe a amplement orchestrés dans quelques nouvelles et plusieurs romans.
L'écriture de Saramago, que l'on connaît abondante, luxuriante, voire torrentielle, trouve dans le ton du conte une simplicité et une ingénuité qui, loin d'affaiblir l'imaginaire, le libèrent de tout effort, de toute «mise en scène» et le mènent très naturellement à la rencontre du réel - un réel affranchi du leurre auquel peut le réduire un style soi-disant réaliste. La vigueur de cette écriture est ici mise en sourdine, sa présence en est épurée comme celle des motifs esquissés d'un trait d'autant plus fort qu'il est bref.

«Un homme s'en fut frapper à la porte du roi et lui dit, Donne-moi un bateau. (...) Et pourquoi veux-tu donc un bateau, peut-on le savoir, tel fut ce que le roi lui demanda (...) Pour me lancer à la recherche de l'île inconnue, répondit l'homme (...) Sottise, il n'y a plus d'îles inconnues, Qui t'a dit, ô roi, qu'il n'y a plus d'îles inconnues, Elles sont toutes sur les cartes, Sur les cartes il y a seulement les îles connues, Et quelle est donc cette île inconnue que tu cherches, Si je pouvais te le dire, elle ne serait plus inconnue.» (pp. 7-17) L'homme reçoit son bateau et y embarque, une femme l'a suivi sans qu'il l'ait remarquée: «Qui es-tu, demanda l'homme (...) Je suis la servante, De qui, Du palais du roi, Celle qui ouvrait la porte des requêtes, Celle-là même, Et pourquoi n'es-tu pas dans le palais du roi en train de laver par terre et d'ouvrir les portes, Parce que les portes que je voulais vraiment ouvrir sont déjà ouvertes et que désormais je ne laverai plus que des bateaux.» (p. 30)
La première nuit qu'il passe à bord, mais toujours à quai, l'homme fait un rêve: il est trop beau pour qu'on vous le raconte... Au réveil, l'homme et la femme s'en iront «peindre de part et d'autre de la proue du bateau, en lettres blanches, le nom qu'il fallait encore donner à la caravelle.» (p. 60) Ce nom est trop surprenant pour qu'on vous le révèle...


Saramago fond le dialogue dans le rythme de la narration, marie le rêve et la veille, puise la sagesse du symbole dans l'humilité des détails quotidiens, gomme les frontières entre l'apparemment visible et le foncièrement invisible, pour atteindre une dimension où le monde autour de nous s'articule enfin à la lumière du coeur et de l'esprit.
Chaque phrase se présente ainsi comme une facette d'un trésor à la fois immense et simple, toujours offert, à portée de main, et sans cesse mouvant, vivant.

Grand narrateur, il construit des univers qui sont d'emblée ceux où évoluent ses personnages, des lieux étranges où ils éprouvent une impression de dépaysement, mais où petit à petit le lecteur se retrouve car ces lieux imaginaires deviennent l'image de son propre dépaysement. Les anti-héros de l'existence mis en scène par Saramago (dans ce texte-ci, le héros n'a même pas de nom: «un homme s'en fut frapper...») trouveront une issue dans la vérité irréfutable de l'expérience intérieure.

La qualité du
Conte de l'île inconnue tient à ce que le fond y rejoint la forme. Le genre du conte, parce qu'il outrepasse - de même que l'expérience onirique - les lois spatiales et temporelles, permet à l'homme de se situer dans le monde et par rapport à soi avec plus de justesse et de liberté que ne le fait parfois le roman. L'île inconnue est un lieu mouvant, mais pas inaccessible, qui apparaît et qui disparaît sur la mappemonde de l'imaginaire; en vérité, il s'enracine au coeur de chacun de nous.

On regrettera peut-être le caractère un peu lourd des illustrations (la traduction italienne, par exemple, illustrée de portulans du XVIe siècle, est un petit bijou) et, sans doute, le classement par certains libraires au rayon «Littérature pour l'enfance et la jeunesse».



Claire Papageorgiadis


José Saramago
Le Conte de l'île inconnue
traduit du portugais
par G. Leibrich
Paris, Seuil, 2001
60 pages

(publié dans Indications, 2002)
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