mardi 8 décembre 2020

L'indo-européen : une fable, selon G.Semerano

 

Cet article succinct n’a d’autre ambition que de signaler l’existence des travaux du philologue italien Giovanni Semerano (1911-2005), directeur de la Biblioteca Laurenziana, de la Bibliothèque Nationale Centrale de Florence, membre honoraire de l’Accademia Etrusca et de l’Oriental Institute de Chicago.


Bibliographie (ouvrages non traduits)

Le origini della cultura europea, 1984

Dizionari etimologici. Basi semitiche delle lingue europee. Dizionario della lingua greca, 1994

Il popolo che sconfisse la morte. Gli Etruschi e la loro lingua, 2003 

L'infinito: un equivoco millenario. Le antiche civiltà del Vicino Oriente e le origini del pensiero greco, 2004

La favola dell'indoeuropeo, 2005


     L’indo-européen, une fable : telle est l’opinion d’un chercheur dont le travail discret a consisté en une analyse infatigable, une fouille méticuleuse à la recherche du sens originel des mots. Cet intellectuel dérangeant a vécu dans l’ombre, et il ne doit qu’à quelques philosophes italiens actuels d’être un peu sorti de l’exil où le confinaient ses positions, peu orthodoxes aux yeux des milieux académiques.

    Pour les tenants de l’indo-européisme, nombre des idiomes méditerranéens et d’Europe centrale dérivent de l’Asie transcaucasienne indo-aryenne. Et l’hypothèse d’une transmigration linguistique, par étapes, de la vallée de l’Indus vers le bassin méditerranéen, séduisante mais non confirmée par des preuves scientifiques, a fini par devenir une sorte de dogme culturel. Le terme indo‑européen a été introduit en 1816 par l'Allemand Franz Bopp pour désigner un ensemble de langues d'Europe et d'Asie dont la parenté structurale s’est révélée remarquable. Les études historiques et comparatives des langues ont fait naître l'idée qu'en des temps très anciens aurait existé une population d’Indo‑européens. Aucun vestige historique ne l'attestant, cette existence n’étant étayée que par des considérations linguistiques, il ne s’agit donc que d’une hypothèse. Mais les linguistes admettent le présupposé selon lequel chacun des groupes linguistiques comparés procède d'évolutions divergentes à partir de formes originelles disparues.

    Semerano développe la thèse que la généalogie de notre culture ne s’arrête pas à la civilisation grecque, mais qu’elle remonte jusqu’au coeur des civilisations antiques du Moyen-Orient. Il entend illustrer comment les langues habituellement regroupées comme indo‑européeennes dérivent en réalité de l’akkadien-sumérien, la langue qui est à l’origine de l’assyrien et du babylonien et qui témoigne du rayonnement de la culture sémitique. L’intuition historique de départ est que les croisements entre les peuples étaient plus complexes et plus fluides qu’on ne le croit et qu’un lien de fraternité culturelle lie depuis cinq mille ans l’Europe à la Mésopotamie antique.

 

    Trop souvent les dictionnaires mentionnent pour certains termes : « étymologie inconnue, ignorée, unbekannt, unknown ». Alors que, constate Semerano, ces étymologies « inconnues » livrent leur secret si on prend comme cadre de référence la langue akkadienne parlée par les marchands d’Anatolie, de Syrie, de Mésopotamie et utilisée par les souverains dans leurs rapports avec l’Égypte au IIIe millénaire a.C., au moment du plein épanouissement de la civilisation sumérienne. En 1975, la découverte en Syrie des milliers de tablettes cunéiformes d’Ebla, contenant des listes lexicales en sumérien destinées probablement à la formation des scribes, conforta la théorie que Semerano expose dans Le origini della cultura europea: rivelazioni della linguistica storica (4 vol.) et dans les Dizionari etimologici (2 vol.), celle d'une koinè culturelle et linguistique entre les antiques civilisations mésopotamiennes et sémitiques et le bassin méditerranéen. Les sciences, les arts, les premiers éléments de droit arrivèrent de Sumer, d'Akkad, de Babylone, en Occident grâce aux conquêtes de Sargon II, fondateur de la dynastie d'Akkad.

    Pour citer Semerano : « Les mots sont plus tenaces que les pierres. Leur secret s’écoute comme on entend dans un coquillage l’écho des abysses océaniques. Ce sont les voix de peuples disparus mais dont le message continue à nous parvenir, comme celui des étoiles éteintes. Par exemple, le mot [italien] mano [main en français], du latin manus, est unbekannt, inconnu, dans les dictionnaires étymologiques. Mais ce mot est remarquablement transparent, parce que manu en akkadien signifie ‘compter, calculer’ : voilà donc la main comme instrument pour calculer. Et en araméen manja désigne l’unité de mesure équivalente à 480 grammes, autant que ce qu’une main peut contenir». De ce même mot akkadien manu pourraient aussi dériver moon en anglais et Mond en allemand, pour désigner la lune, l’astre qui servait aux Anciens pour calculer le temps.

    L’akkadien est une langue sémitique qui a conservé beaucoup d’éléments du sumérien, plus ancien. Plus loin encore dans le temps, on trouve les langues sémitiques méditerranéennes, comme le cananéen, l’araméen, à l’origine entre autres de l’étrusque. Les langues sémitiques construisent leurs mots sur une racine trilittère, le plus souvent verbale, formée de trois consonnes porteuses du sens fondamental du lexème qui en dérive. En raison de leur origine commune, elles partagent beaucoup de mots et de racines :

akkadien

araméen

arabe

hébreu


zikaru

dikrā

ḏakar

zåḵår

(mâle)

maliku

malkā

malik

mĕlĕḵ

(roi)

imêru

ḥamārā

ḥimār

ḥămōr

(âne)

    L’écriture des Etrusques restait indéchiffrable tant qu’on ne voyait que la Toscane comme origine de cette culture à l’exclusion d’autres pistes, même si Hérodote avait écrit que les Etrusques provenaient de la Lydie, en Anatolie. Semerano la déchiffra en partant de l’akkadien, lorsqu’on lui demanda d’examiner l’étymologie du mot Italia, que l’on tenait jusque là comme « terre des veaux », de vitulus (veau). Il signala que le i de vitulus était bref, alors que le i de Italia est long, ce qui permettait de présumer que le terme venait de l’akkadien atulu, qui signifie terre où se couche le soleil, auquel correspondait le mot étrusque hinthial qui veut dire ombre. La traduction des tablettes d’Elba vint opportunément corroborer l’interprétation de Semerano.

    Dans L’infinito: un equivoco millenario [L’infini : une équivoque millénaire], un de ses derniers ouvrages, Semerano démontre que le terme d’Anaximandre apeiron, le premier mot de la philosophie grecque, née comme chacun sait en Asie Mineure, veut simplement dire terre, poussière, boue, de l’akkadien eperu, proche du sémitique apar, d’où l’hébreu aphar. N’y a-t-il pas ici affinité avec le motif de la culture sémite où le Créateur modèle le premier homme avec l’aphar, avec la poussière de la Terre et le condamne à se dissoudre dans l’aphar, à retourner dans la poussière, bien plus qu’avec la tradition philosophique apeiron est traduit par infini, illimité, indéterminé, avec toutes les implications qui s’ensuivent ?

   Les étymologies proposées par Semerano ne se fondent pas sur des idées préconçues ou sur de simples ressemblances phonétiques ; chaque mot analysé est mis en rapport avec des objets concrets ou des croyances religieuses précises, pour arriver à la conclusion radicale que dans aucune langue des peuples très anciens qui ont sillonné notre continent on ne trouve trace de l'hypothétique indo-européen. Il n'est pas exclu que, comme tout un chacun, Semerano puisse se tromper ; mais en admettant l'hypothèse que certaines de ses positions intellectuelles se révèlent erronées, l'ampleur et la richesse culturelle de son travail ne peuvent manquer de susciter chez qui l'aborde une interrogation féconde sur les origines de notre identité.

Claire Papageorgiadis

Aucun commentaire: