Nous sommes les versets, les paroles
ou les lettres d'un livre magique, et ce livre incessant est la seule
chose qui existe au monde : plus exactement il est le monde.
(J.L.Borges)
Il y a les jeunes lecteurs boulimiques
– assez rares, d'accord – pour qui Moderato Cantabile
risque d'être avalé à la même allure qu'un des romans vendus à
la tonne. Il y a ceux qui ne lisent pas et que cela ne dispense
toutefois pas de l'épreuve des « fiches de lecture »
pour lesquelles ils repèrent les romans les plus brefs, quitte à se
colleter en solitaire avec La Chute
ou La Métamorphose.
Et il y a les autres, qui « ne détestent pas lire, mais ... »
qui pourraient lire peut-être plus et sans doute mieux, si on leur
montrait en quoi cela consiste. Lire en classe un roman en entier
(ce qui ne veut pas dire page à page) demande beaucoup de temps et
l'enseignant se croit plus souvent contraint de « voir »
six auteurs en trois heures qu'autorisé à en « lire »
un en trois semaines. Par ailleurs, peu de jeunes probablement
rencontreront un adulte qui ait le loisir de lire avec eux, de
s'embarquer dans un parcours où l'on peut s'arrêter, regarder en
arrière ou sur le côté, se souvenir, s'étonner que le relief
change avec la lumière.
Roberto
Cotroneo, qui fut responsable des pages culturelles de L'Espresso,
pourrait être cet adulte. Sa Lettre à mon fils sur
l'amour des livres montre
comment on peut avec beaucoup de bonheur apprendre à lire, comme on
peut apprendre à voir et apprendre à vivre.
Parce que, dans un
parc, une coccinelle s'est un jour posée sur la main de Francesco
(deux ans et demi), ses parents lui achètent un livre cartonné à
spirale avec une grande coccinelle dessinée sur la couverture. Pour
qu'il sache, très tôt, que les livres ne parlent pas d'autre chose
que de ce qu'on rencontre dans la vie et que les choses de la vie,
quand et comment on les raconte, peuvent différemment prendre sens.
Pour qu'il ait plus tard envie d'autres livres qu'il puisse faire
dialoguer entre eux et avec le monde.
Cotroneo entreprend
de parler à son petit garçon de quelques auteurs qu'il choisit
comme autant d'étapes du cheminement qui mène à l'adolescence et
aux premiers stades de la maturité. En lui recommandant de ne pas
vénérer benoîtement les chefs-d'oeuvre, et en lui souhaitant
d'échapper aux professeurs qui enseignent à photographier, en
touriste, les sommets du génie universel plutôt qu'à les
escalader...
La
traduction française a retenu le sous-titre de l'édition italienne
dont le titre original Se una mattina d'estate un bambino
est un hommage au fabuleux roman d'Italo Cavino Si par une
nuit d'hiver un voyageur, une
approche brillante des rapports complexes pouvant se tisser entre le
livre et le lecteur, une réflexion féconde sur l'acte de lecture
envisagé comme l'édification d'une architecture qui ébranle les
oppositions primaires entre le vrai et le faux, le réel et
l'imaginaire.
Quitter l'enfance,
devenir grand, n'est pas chose aisée. C'est accéder à la
découverte, à la conscience, à l'infinie variété de ce qui est
autre et toujours ambigu, jamais acquis. Cotroneo nous dit de façon
simple et claire que les vrais livres, les livres nécessaires, sont
ceux que la relecture n'épuise pas mais qui continuent à vivre et à
donner de nouveaux fruits quand ont été cueillis les précédents.
Ce ne sont pas ceux qui présentent des modèles, qui rassurent,
distraient ou anesthésient, mais ceux qui provoquent des rencontres
parfois sombres, souvent inquiétantes, toujours vivifiantes, qui
racontent de grandes histoires plutôt que de « belles
histoires ».
Le
point de départ de ce voyage en littérature, un chapitre intitulé
« L'inquiétude », évoque ainsi la peur couplée à la
curiosité et à l'envie de découvrir ; c'est une plongée dans
L'Ile au trésor de
R.L.Stevenson, en apparence l'un des romans les plus allègres et les
plus riches d'aventures. S'il s'agit effectivement d'un livre pour
enfants, ce n'est pas selon l'idée reçue qu'il y est question de
pirates et d'abordages, mais en ce qu'un tel récit révèle que la
frontière est ténue entre le bien et le mal, que les idées folles
et salvatrices appartiennent à la jeunesse, et que l'aventure est un
parcours inévitable et douloureux. Quand vous savez que des gens
comme le terrible John Silver vivent au fond du précipice visité
par Stevenson, il est bon de savoir également que si vous jouez près
du bord, quelqu'un peut toujours se trouver là pour vous rattraper.
Le
chapitre « La tendresse » - au titre moins paradoxal
qu'il n'y paraît - met en lumière, dans L'Attrape-coeur
de J.D.Salinger, la force du sarcasme, de l'ironie et de la
transgression quand celle-ci pourfend le conformisme pour ouvrir la
voie au coeur et à l'émotion. Cette histoire d'un adolescent en
quête de générosité stigmatise une société où la médiocrité
passe pour de la grandeur et où la rhétorique masque toutes les
petitesses. Qu'importe si le jeune héros trébuche sur la citation
d'un poème, l'essentiel est qu'il découvre la poésie de R.Burns et
qu'il y reconnaisse son désir.
La
poésie sera abordée dans le chapitre suivant, « La passion »,
qui explore des textes de T.S.Eliot. On y entre par une digression sur
le théâtre dont l'auteur a fait la découverte lorsque dans sa
ville natale quelqu'un venu d'ailleurs a monté une petite troupe,
pour déranger sans fracas la mesure qui réglait chaque geste et
chaque sentiment d'une cité raisonnable, où pas plus que le
personnage du Chant d'amour de John Alfred Prufrock
on n'aurait osé troubler l'univers. Un commentaire pas à pas de
quelques vers de La terre vaine
débusque la vanité prétentieuse de la fausse culture (qui trouve
« génial ! » tout et rien) autant que la fatuité
de l'ignorance satisfaite.
C'est
alors presque par contraste que se pose le problème de l'excès dans
l'ambition qui peut animer un tempérament d'artiste, et de l'orgueil
susceptible de le détruire. Les musiciens du roman de T.Bernhard Le
Naufragé vivent le drame sur
lequel Milos Forman a bâti Amadeus.
Le chapitre « Le talent » évoque la tragédie de son
anéantissement face au génie. La lecture d'une fiction qui gravite
autour de Glenn Gould et que l'auteur confronte au film de Sautet Un
coeur en hiver montre qu'il
importe d'être envers soi sévère mais surtout généreux.
A la fin, avec un
grand talent de conteur, Cotroneo, qui s'est toujours figuré les
personnages de la littérature en train de regarder le monde comme
ils regarderaient tous ensemble la télévision (Ulysse et Madame
Bovary, Leopold Blum et Hamlet avec Guillaume de Baskerville...)
rassemble dans un château imaginaire tous ceux qui sont maintenant
entrés dans le monde du lecteur. « Et un jour, dans le château
de papier, un vieillard » aveugle vient leur parler ; il
rappelle combien rompre avec l'oralité et lire en silence fut au
début un art étrange ; il évoque les livres sacrés :
« nous sommes, explique-t-il, les versets, les paroles ou les
lettres d'un livre magique, et ce livre incessant est la seule chose
qui existe au monde : plus exactement il est le monde ».
Et puisque « il
était une fois une coccinelle »..., la petite bestiole du
début était là elle aussi, posée sur le revers de la veste de
J.L.Borges. Et c'était une coccinelle qui avait un pouvoir magique :
cachée entre les feuillets, elle pouvait déplacer les lettres d'une
page à l'autre. C'est pour cela que chaque fois qu'on lit un livre,
on lit toujours une histoire un peu différente...
Que les livres
parlent entre eux, que les auteurs, les siècles et les littératures
se croisent, que les confondre et les mêler nourrit le regard qu'on
porte aux choses, voilà qui ne s'apprend jamais assez tôt... ni
trop tard. Cet essai, rédigé sur un ton d'une extrême simplicité,
habité d'une exigence toujours à l'affût de ce qui est authentique
et essentiel, éclairera les grands adolescents qui ne demandent
souvent qu'à savoir « à quoi cela sert de lire » et les
adultes qui ne savent parfois pas très bien comment formuler la
réponse.
Claire
Papageorgiadis
Roberto Cotroneo
Lettre à mon fils
sur l'amour des livres
traduit de
l'italien par François Rosso
Paris,
Calmann-Lévy, 1997
essai, 171 pages
publié dans Indications, 1998
publié dans Indications, 1998
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