mardi 7 avril 2020

R. COTRONEO, Lettre à mon fils sur l'amour des livres






Nous sommes les versets, les paroles ou les lettres d'un livre magique, et ce livre incessant est la seule chose qui existe au monde : plus exactement il est le monde. (J.L.Borges)


    Il y a les jeunes lecteurs boulimiques – assez rares, d'accord – pour qui Moderato Cantabile risque d'être avalé à la même allure qu'un des romans vendus à la tonne. Il y a ceux qui ne lisent pas et que cela ne dispense toutefois pas de l'épreuve des « fiches de lecture » pour lesquelles ils repèrent les romans les plus brefs, quitte à se colleter en solitaire avec La Chute ou La Métamorphose. Et il y a les autres, qui « ne détestent pas lire, mais ... » qui pourraient lire peut-être plus et sans doute mieux, si on leur montrait en quoi cela consiste. Lire en classe un roman en entier (ce qui ne veut pas dire page à page) demande beaucoup de temps et l'enseignant se croit plus souvent contraint de « voir » six auteurs en trois heures qu'autorisé à en « lire » un en trois semaines. Par ailleurs, peu de jeunes probablement rencontreront un adulte qui ait le loisir de lire avec eux, de s'embarquer dans un parcours où l'on peut s'arrêter, regarder en arrière ou sur le côté, se souvenir, s'étonner que le relief change avec la lumière.

    Roberto Cotroneo, qui fut responsable des pages culturelles de L'Espresso, pourrait être cet adulte. Sa Lettre à mon fils sur l'amour des livres montre comment on peut avec beaucoup de bonheur apprendre à lire, comme on peut apprendre à voir et apprendre à vivre.

    Parce que, dans un parc, une coccinelle s'est un jour posée sur la main de Francesco (deux ans et demi), ses parents lui achètent un livre cartonné à spirale avec une grande coccinelle dessinée sur la couverture. Pour qu'il sache, très tôt, que les livres ne parlent pas d'autre chose que de ce qu'on rencontre dans la vie et que les choses de la vie, quand et comment on les raconte, peuvent différemment prendre sens. Pour qu'il ait plus tard envie d'autres livres qu'il puisse faire dialoguer entre eux et avec le monde.

    Cotroneo entreprend de parler à son petit garçon de quelques auteurs qu'il choisit comme autant d'étapes du cheminement qui mène à l'adolescence et aux premiers stades de la maturité. En lui recommandant de ne pas vénérer benoîtement les chefs-d'oeuvre, et en lui souhaitant d'échapper aux professeurs qui enseignent à photographier, en touriste, les sommets du génie universel plutôt qu'à les escalader...

    La traduction française a retenu le sous-titre de l'édition italienne dont le titre original Se una mattina d'estate un bambino est un hommage au fabuleux roman d'Italo Cavino Si par une nuit d'hiver un voyageur, une approche brillante des rapports complexes pouvant se tisser entre le livre et le lecteur, une réflexion féconde sur l'acte de lecture envisagé comme l'édification d'une architecture qui ébranle les oppositions primaires entre le vrai et le faux, le réel et l'imaginaire.

    Quitter l'enfance, devenir grand, n'est pas chose aisée. C'est accéder à la découverte, à la conscience, à l'infinie variété de ce qui est autre et toujours ambigu, jamais acquis. Cotroneo nous dit de façon simple et claire que les vrais livres, les livres nécessaires, sont ceux que la relecture n'épuise pas mais qui continuent à vivre et à donner de nouveaux fruits quand ont été cueillis les précédents. Ce ne sont pas ceux qui présentent des modèles, qui rassurent, distraient ou anesthésient, mais ceux qui provoquent des rencontres parfois sombres, souvent inquiétantes, toujours vivifiantes, qui racontent de grandes histoires plutôt que de « belles histoires ».

    Le point de départ de ce voyage en littérature, un chapitre intitulé « L'inquiétude », évoque ainsi la peur couplée à la curiosité et à l'envie de découvrir ; c'est une plongée dans L'Ile au trésor de R.L.Stevenson, en apparence l'un des romans les plus allègres et les plus riches d'aventures. S'il s'agit effectivement d'un livre pour enfants, ce n'est pas selon l'idée reçue qu'il y est question de pirates et d'abordages, mais en ce qu'un tel récit révèle que la frontière est ténue entre le bien et le mal, que les idées folles et salvatrices appartiennent à la jeunesse, et que l'aventure est un parcours inévitable et douloureux. Quand vous savez que des gens comme le terrible John Silver vivent au fond du précipice visité par Stevenson, il est bon de savoir également que si vous jouez près du bord, quelqu'un peut toujours se trouver là pour vous rattraper.

    Le chapitre « La tendresse » - au titre moins paradoxal qu'il n'y paraît - met en lumière, dans L'Attrape-coeur de J.D.Salinger, la force du sarcasme, de l'ironie et de la transgression quand celle-ci pourfend le conformisme pour ouvrir la voie au coeur et à l'émotion. Cette histoire d'un adolescent en quête de générosité stigmatise une société où la médiocrité passe pour de la grandeur et où la rhétorique masque toutes les petitesses. Qu'importe si le jeune héros trébuche sur la citation d'un poème, l'essentiel est qu'il découvre la poésie de R.Burns et qu'il y reconnaisse son désir.

    La poésie sera abordée dans le chapitre suivant, « La passion », qui explore des textes de T.S.Eliot. On y entre par une digression sur le théâtre dont l'auteur a fait la découverte lorsque dans sa ville natale quelqu'un venu d'ailleurs a monté une petite troupe, pour déranger sans fracas la mesure qui réglait chaque geste et chaque sentiment d'une cité raisonnable, où pas plus que le personnage du Chant d'amour de John Alfred Prufrock on n'aurait osé troubler l'univers. Un commentaire pas à pas de quelques vers de La terre vaine débusque la vanité prétentieuse de la fausse culture (qui trouve « génial ! » tout et rien) autant que la fatuité de l'ignorance satisfaite.

    C'est alors presque par contraste que se pose le problème de l'excès dans l'ambition qui peut animer un tempérament d'artiste, et de l'orgueil susceptible de le détruire. Les musiciens du roman de T.Bernhard Le Naufragé vivent le drame sur lequel Milos Forman a bâti Amadeus. Le chapitre « Le talent » évoque la tragédie de son anéantissement face au génie. La lecture d'une fiction qui gravite autour de Glenn Gould et que l'auteur confronte au film de Sautet Un coeur en hiver montre qu'il importe d'être envers soi sévère mais surtout généreux.

    A la fin, avec un grand talent de conteur, Cotroneo, qui s'est toujours figuré les personnages de la littérature en train de regarder le monde comme ils regarderaient tous ensemble la télévision (Ulysse et Madame Bovary, Leopold Blum et Hamlet avec Guillaume de Baskerville...) rassemble dans un château imaginaire tous ceux qui sont maintenant entrés dans le monde du lecteur. « Et un jour, dans le château de papier, un vieillard » aveugle vient leur parler ; il rappelle combien rompre avec l'oralité et lire en silence fut au début un art étrange ; il évoque les livres sacrés : « nous sommes, explique-t-il, les versets, les paroles ou les lettres d'un livre magique, et ce livre incessant est la seule chose qui existe au monde : plus exactement il est le monde ».

    Et puisque « il était une fois une coccinelle »..., la petite bestiole du début était là elle aussi, posée sur le revers de la veste de J.L.Borges. Et c'était une coccinelle qui avait un pouvoir magique : cachée entre les feuillets, elle pouvait déplacer les lettres d'une page à l'autre. C'est pour cela que chaque fois qu'on lit un livre, on lit toujours une histoire un peu différente...

    Que les livres parlent entre eux, que les auteurs, les siècles et les littératures se croisent, que les confondre et les mêler nourrit le regard qu'on porte aux choses, voilà qui ne s'apprend jamais assez tôt... ni trop tard. Cet essai, rédigé sur un ton d'une extrême simplicité, habité d'une exigence toujours à l'affût de ce qui est authentique et essentiel, éclairera les grands adolescents qui ne demandent souvent qu'à savoir « à quoi cela sert de lire » et les adultes qui ne savent parfois pas très bien comment formuler la réponse.


Claire Papageorgiadis





Roberto Cotroneo
Lettre à mon fils sur l'amour des livres
traduit de l'italien par François Rosso
Paris, Calmann-Lévy, 1997
essai, 171 pages
publié dans Indications, 1998
 

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