lundi 21 juillet 2008

Vassilis Alexakis, "Les Mots étrangers"



De Paris à Bangui en passant par Athènes. Ou de Bangui à Athènes via Paris. Ailleurs n'est pas loin d'ici, nous dit un auteur bilingue (ou trilingue?) «fasciné par l'idée que les romans ont une influence sur la vie, qu'ils peuvent constituer le départ d'histoires véritables qui, à leur tour, deviendront des livres» (Lire, nov.1999). Son attachement pour le sango ne marque pas une rupture dans son histoire, mais s'inscrit dans le prolongement d'une curiosité très ancienne.




«Mes écrits ne sont que des tentatives de définition d'un mot qui m'échappe...J'ai besoin d'écrire des pages et des pages justement parce que je ne le connais pas» (p.142).
Lorsque le narrateur, un écrivain, reçoit de son éditeur les neuf volumes du Grand Robert (et les honneurs dus à cet ouvrage respectable exigent qu'il repeigne sur-le-champ les murs de son bureau et fasse les frais d'une nouvelle bibliothèque), il ouvre presque au hasard le sixième tome pour vérifier l'étymologie du mot «limitrophe». «Trophe vient bien du grec trophein, “se nourrir”, seulement le radical latin qui l'accompagne n'évoque nullement un manque quelconque», comme une interprétation fantaisiste le lui avait autrefois suggéré. «Il désigne la frontière, la région frontalière. Celle-ci est qualifiée de nourricière parce qu'elle était traditionnellement chargée de subvenir aux besoins des troupes militaires en stationnement» (p.109-110).
Tout l'art d'Alexakis est dans ce trait qui peut passer pour une anecdote. N'est-il pas, cet auteur français d'origine grecque qui écrit dans les deux langues et se traduit lui-même, continuellement à la frontière des langues qui le nourrisssent et qu'il aime de façon égale pour ce que chacune d'elles lui permet de dire mieux, ou différemment, que dans l'autre? La région limitrophe va s'élargir quand, la cinquantaine venue, il ressent le désir d'en apprendre une autre: ce sera une langue africaine, le sango, idiome parlé en Centrafrique, parlé mais non écrit, non enseigné, un peu comme cela fut longtemps le cas pour la demotiki, le grec moderne bien vivant dans le réel de la vie quotidienne mais jugé moins noble que la katharevoussa pour l'école, la presse et la communication officielle.
Le choix du sango par Nikolaïdès (ce nom n'est guère qu'un pseudonyme d'Alexakis) semble lui aussi relever du hasard. Un ami l'a emmené chez un linguiste spécialiste de l'Afrique, et celui-ci se met à chercher à son intention l'un ou l'autre manuel d'apprentissage: «Il eut du mal à s'accroupir pour inspecter les ouvrages du rayon le plus bas, il le fit en se frottant les reins. Mon père faisait le même geste. Je me souvins aussitôt de la photo de mon grand-père, prise au Studio de Paris, à Bangui.
── Quelle langue parle-t-on à Bangui? ── Le sango.
Je n'ai pas compris tout de suite qu'il venait de prononcer le nom de la langue que j'étais appelé à adopter» (p.37).
Nikolaïdès repart avec un petit dictionnaire, qui trouve une place modeste aux côtés du Grand Robert et qu'il épluche au fil des jours: «Ce ne sont pas seulement les mots que j'ai étudiés qui m'encouragent à persévérer, mais aussi ceux que j'ignore. Comment dit-on crayon, papier, gomme, cendrier?» (p.53). Comment dire que l'on écrit, que l'on efface, que des choses se consument?

Il apprend qu'en sango, les verbes ne se conjuguent pas, qu'il n'y a pas d'imparfait ni de futur: on ajoute un adverbe pour signifier le passé ou l'avenir, il n'y a pas de déterminant possessif, les pronoms ont la même forme qu'ils soient sujet ou complément. «Sa syntaxe me déconcerte plus encore. Il ne dit rien comme j'ai l'habitude de l'entendre. (...) Le grec et le français expriment la négation énergiquement, d'entrée de jeu. En sango, on la trouve à la fin de la phrase. Comment ne pas être surpris par une langue qui présente toujours les choses sous un angle positif, quitte à se dédire aussitôt après?» (pp.76 et 77)
Que l'on se rassure: nulle part le texte n'a le ton d'une leçon de grammaire. Extraire ces citations pour les besoins du commentaire les pétrifie; l'auteur distille ses réflexions sur le rapport à la langue en les fondant dans le vécu le plus quotidien, le plus apparemment anodin, coloré des mille détails qui le rendent tangible, familier, souriant. Le narrateur est un écrivain, certes, mais il n'a pas des états d'âme d'écrivain. C'est quelqu'un qui perd son parapluie, comme tout le monde.
Il est même en panne d'inspiration, l'écrivain, et cela donne au roman l'allure un peu décousue d'un journal où sont notés de menus faits. Faute de mieux, dirait-on. Cela lui laisse le temps de programmer un voyage à Bangui, et de passer auparavant par la Grèce pour vider la maison de ses parents. Il y a quelques mois, longtemps après sa mère, son père est mort. Enfin...pas tout à fait mort: «Je songeais tant à lui que j'évitais de faire du bruit pour ne pas le déranger. Je posais tout doucement les assiettes sales dans l'évier, j'avais baissé au minimum la sonnerie du téléphone comme s'il dormait sur le canapé du salon» (p.23). A Athènes, devant la tombe fleurie, «je ne voulais pas pleurer.“Je pleurerai une autre fois, un autre jour...Je pleurerai en Afrique.” Nous ne sommes pas restés longtemps devant la tombe. J'ai eu cependant le temps de rêver qu'un petit garçon apprendrait à lire un jour en épelant le nom de mes parents inscrits en lettres d'or sur la pierre» (p.183). Comme lui, qui à l'âge de trois, quatre ans, jouant tout seul au ballon dans le cimetière, avait un jour réussi là à épeler un mot, le nom d'une cliente de sa mère couturière: «Je fus tout à la fois navré d'apprendre son décès et ravi de décrypter son nom» (p.67). «...Les romans traitent toujours d'une découverte ── avait-il, il s'en souvient à la dernière page, déclaré à un ami. “Ou d'une perte”, avait répliqué [l'interlocuteur]. On peut très bien évoquer une découverte et une perte en même temps» (p.320).

Tout est transcrit ainsi, l'air de rien, en phrases légères, qui s'enchaînent sans effort et semblent dévier au premier détail venu. Avec l'extrême simplicité que donne la vraie maîtrise. Car sous la surface des petites choses de tous les jours, à travers l'évocation du lion de la Metro-Goldwyn-Mayer, d'une BD en feuilleton relatant les aventures de Tarzan, d'une carte postale sur le sol d'un studio abandonné à Bangui, de la grand-tante Clotilde émigrée d'Alexandrie en Centrafrique, d'une chanson de Juliette Greco ou d'Henry Salvador, Alexakis tisse un réseau très fin et très nourri d'échos et de résonances.

Le prix Médicis, partagé en 1995 avec Andreï Makine, couronnait son huitième roman,
La Langue maternelle (auquel il est sans doute fait allusion dans Les Mots étrangers, transposé sous le titre Lettre à Marika). Le héros, par une sorte de jeu, s'y mettait à collectionner une quarantaine de mots grecs commençant par epsilon, ce qui le menait jusqu'à Delphes; à l'entrée du temple où officiait la Pythie «se trouve une lettre isolée, l'epsilon majuscule, dont la signification reste inconnue». «Par questions et dévoilements successifs ── écrit M.-F. Leclère (Le Point n°1198) ──, il arrive ainsi à ta ellenika (le grec) et à ellipsi (le manque). Ce qui les lie? La mère, la mort de la mère, l'indicible trou noir autour duquel ce roman aux apparences vagabondes est organisé. L'epsilon, c'était peut-être cela, ce silence à apprivoiser».

Il y a beaucoup de silence dans
Les Mots étrangers. Beaucoup de silence ── et beaucoup dans le silence ── entre les phrases. Il y a le silence sur le contenu d'une lettre que le grand-père a écrite à son fils avant de partir pour le front, au moment où il a éprouvé «le besoin d'exprimer l'affection qu'il portait à son petit garçon. Mon père ne savait pas encore lire. Quand il eut l'âge de déchiffrer cette lettre, il fut si ému dès les premiers mots qu'il dut s'arrêter à la troisième ligne» (p.18). A quatre-vingt-six ans, il n'avait toujours pu aller au-delà. Il y a le silence sur le choix des mots de sango qui s'additionnent au gré de circonstances paraissant fortuites et qui en fait esquissent un imperceptible cheminement souterrain.

«Que retiendrait du sango quelqu'un qui se contenterait de parcourir ces pages?» (p.80) Ce n'est pas la méthode
Assimil, ni Le Sango en 20 leçons (quel intérêt?). Mais le lecteur qui, au fil des pages, aurait pris la peine de noter le vocabulaire et les expressions qui lui sont proposés ne sera pas frustré par les sept lignes sur lesquelles s'achève le livre. En sango.


Claire Papageorgiadis


Vassilis Alexakis
Les Mots étrangers
Paris, Stock, 2002
Roman, 321 pages

(publié dans Indications, 2003)
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