lundi 21 juillet 2008

Jean-Claude Pirotte, "Boléro"



La danse du faune devant le miroir en éclats


Le
Boléro de Jean-Claude Pirotte, qui déjà avait écrit «à l'envers, de droite à gauche, tout bêtement» Un été dans la combe, offre de nouveau le trajet de quelqu'un qui ne cesse «d'aller à reculons» (p.14) parmi des lieux et des moments qui se télescopent. Trois chapitres font alterner trois voix; elles s'entrecroisent, se recouvrent ou se confondent pour tisser un récit qui ne raconte que de brefs instants et de longs souvenirs. Le «je» glisse de l'une à l'autre et, par endroits, il est indistinctement celui du narrateur et/ou celui de l'auteur, interrogeant l'inaccessible mémoire de l'enfance et de l'adolescence, pour traquer la réponse improbable à la question qui ouvre et qui ferme l'existence: «de qui suis-je né? qui suis-je?»

Quelques pièces du puzzle sont là, fragments épars d'une histoire possible et toujours incomplète. Le premier chapitre donne, semble-t-il, la parole à Verdi; y sont évoqués par flashes un séjour en prison, le visage d'une épouse presque oubliée, la mère qui ramène un électrophone et se met à danser sur la musique de Ravel. Dans le second chapitre, de longueur sensiblement égale, affleurent les bribes d'une conversation dans un bar de Lisbonne, qui remémorent l'adolescence de Macache aux côtés de Verdi, des démêlés avec la justice, leur accueil par une tribu de Gitans. Les dix pages du troisième chapitre sont focalisées sur Youssouf, chargé d'écrire l'histoire. Mais quelle histoire, puisque «Verdi a inventé Makash. Ou l'inverse» (p.111)?

Tout cela suffit-il à bâtir un «roman», comme l'annonce la couverture? Peut-être, mais à la façon dont un tableau abstrait afficherait le titre «Paysage». De même que ce qu'il y a à voir dans un tableau abstrait est en fin de compte extrêmement concret, il s'agira de repérer dans l'écriture de Jean-Claude Pirotte comment des composantes multiples s'y agencent en une sorte de kaléidoscope. La mémoire est une chambre d'échos, elle réverbère des détails qui deviennent essentiels et s'amplifient jusqu'à générer des images-carrefours, des images-ricochets. Les éléments susceptibles de s'organiser le long d'un fil conducteur pour constituer un récit, une narration, une trame romanesque, deviennent le support d'une construction superbement élaborée, d'où est bannie la linéarité: «rien jamais ne commence nulle part» (p.11). Les digues se rompent et les frontières s'abolissent: «je ne raconte pas ma vie ni la tienne, je me contente de raconter que je raconte» (p.32), «l'un écrivant l'histoire de l'autre écrivant l'histoire du premier» (p.74), comme «l'on se parle en prison, soliloque atterrant, toujours en train de tourner autour du pot» (p.33).

Les premières pages posent les thèmes ou les motifs ── pour parler en termes de musique ou de peinture ── et offrent la clé d'une lecture qui soit aussi écoute et contemplation: «il y a une mesure, un rythme, une clé, des valeurs, c'est bien un vocabulaire musical, qui gouvernent l'espace du tableau, l'ordonnent et le désordonnent pour en faire cette chose absurde et nécessaire, une peinture secrète, étrangère au monde, où le monde un jour se reconnaît en s'oubliant» (pp.22-23). Au sein du texte, voilà qui en définit le ton. Pour peu qu'on l'aborde avec une attention dirigée en ce sens, réceptive à ce qui n'est pas narratif ou psychologique mais ouverte à la matérialité de l'écriture, aux accords et aux reflets qu'elle crée entre les mots et les phrases, il apparaît que le titre, loin de référer à quelque composante anecdotique, porte en lui la forme de l'oeuvre. Tout s'articule en une reprise des notations initiales, avec des tons et sur des rythmes d'écriture qui disent le même autrement et marient le lointain et le proche, le début et la fin, jadis et plus tard. C'est l'enfermement et l'évasion déjà dans la maison froide et le salon sombre. C'est le peignoir rouge de la mère, Pythie de faubourg, Parque écarlate. Eros et Thanatos. Verdi le boiteux, Oedipe aux pieds bots. Le disque maudit: sur une face, le
Boléro, sur l'autre la Danse des petits faunes. Le mythe de la caverne et l'incertitude au coeur des choses. L'identité fuyante et fragmentée. L'image altérée dans la glace. C'est l'errance. C'est le commencement de la fin.

Verdi n'est que le nom d'un mort: «J'ai recueilli les dépouilles de Verdi, je suis devenu Vincent Verdi le matin de sa mort.» (pp.39-40) Qui un jour a «affublé de ce sobriquet, puisque c'en est un» (p.69) Macache le Tzigane, l'alter ego disparu? «Sans doute fallait-il que l'un soit à l'ombre, pour que l'autre puisse vivre au soleil» (p.91). Or l'un et l'autre ne se distinguent plus. Rimbaud le savait: Je est un autre. Nous sommes définis par l'absence de ce qui nous habite, et la fermeté de l'écriture cerne ici une terrible fragilité, «le souvenir de ce qui n'est pas accompli» (p.85), «l'illusion d'une vie sans cesse renouvelée, sur le modèle, hélas, de ce satané boléro» (p.93). Verdi ne peut s'endormir qu'au petit matin, au moment diffus où «c'est demain dès aujourd'hui» (p.47)...

Une telle remontée à travers le temps et l'espace, qui dilate les moments et les lieux quand «surgissent à l'appel de la mort les images, du plus profond d'une mémoire éblouie» (p.79), a des résonances autobiographiques. L'une des dernières phrases du livre explique qu'«un type à Istanbul nous avait parlé d'une ville, Anamur, et nous avions erré longtemps d'un pays à l'autre, jusqu'à trouver cette ville qui a presque le même nom, mais pas le même visage» (pp.103-104). Les premiers mots du premier chapitre, eux, plongeaient au coeur de l'enfance: «Je me souviens à peine de la maison de la rue Courte. Il y avait un jardin ombreux (...)» (p.11). A Namur, où l'auteur est né en 1939, il y a une rue Courte. Les maisons y ont un jardin. Et «le fond du jardin, c'est d'abord le bout du monde» (p.12)...

Des gestes, ceux «de l'impudeur et de l'inassouvissement» (p.59), inlassablement réinventés, une quête sans cesse réamorcée et nulle part aboutie: oui,
Boléro est essentiellement un roman. «La hantise du réel en somme: c'est le comble de la fiction.» (p.40)


Claire Papageorgiadis


Paris, La Table Ronde, 1998
Roman, 111 pages

(publié dans Indications, 1999)
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